L’inattendu

Cet article est inattendu. Au départ, j’avais l’intention d’écrire quelques mots pour faire part des vœux de l’Éclos pour cette nouvelle année, puis c’est devenu un texte, mais il y a aussi des vœux (tout à la fin) !
Alors, en route pour l’inattendu…

Celui qui entre ici quitte tout et plonge dans une autre vie pour en ressortir, après un laps de temps prévu, plus fort, plus accompli. Si l’acte de tracer qui a lieu ici n’aboutit pas à une œuvre, il n’est pas sans conséquences. Car il produit l’éclosion de la personne. (1)

Il y a quelques années, des phrases comme celles-ci, écrites par Arno Stern à propos de l’atelier, me faisaient rêver. Lorsque j’ouvris l’Éclos en 2014, elles me portaient.

Puis les premières personnes arrivèrent. Dès le tout début, je pus vérifier que l’ambiance propre à l’atelier, telle qu’Arno Stern la décrivait, était bien réelle : un lieu hors du monde, dépourvu de regard, de jugement, de comparaison et de rapports de compétition. Je constatai que dans un tel cadre chacun pouvait se sentir capable, unique, et prendre plaisir à jouer.

Ensuite il y eut ceux qui ne s’arrêtèrent jamais de jouer et les nouveaux-venus.

Au fil des années, de nombreuses personnes sont arrivées, des très jeunes comme des adultes et, contrairement à ce que je pensais au début, chaque nouvelle arrivée est un évènement. Quel plaisir de redécouvrir à chaque fois, à travers l’autre, la Table-Palette, les punaises, les feuilles, les mélanges ; l’atelier garde toujours la même fraîcheur. En même temps, au cours de ces sept années, il y eut un approfondissement très important : l’entrée dans la Formulation.

Qu’est-ce que cela signifie, l’entrée dans la Formulation ?

Ceux qui peignent depuis longtemps ont découvert – ou plutôt retrouvé – un monde, je l’ai vécu avec eux, le lieu s’est rempli d’une atmosphère particulière et ceux qui arrivent plongent dans ce monde. Bien sûr, j’avais lu tous les livres d’Arno Stern avant d’ouvrir l’atelier, suivi la formation qu’il donne – dix jours où il n’est question que de Formulation – parlé avec d’autres… mais je ne l’avais pas vécu. J’ai répété des centaines de fois qu’Arno Stern avait découvert la Formulation, c’est-à-dire un ensemble de signes, tracés, qui sont universels et issus de la mémoire organique, mais j’avoue que je n’ai saisi la portée de ces mots que progressivement.

En fait, il est très difficile d’expliquer ce qu’est la Formulation car c’est à la fois une évidence et un trésor inestimable.

Commençons par l’évidence : il existe des tracés universels, qui sont les mêmes chez toutes les personnes, quels que soient leur âge, culture, origine… Si l’on réfléchit deux minutes, il semble effectivement assez évident que tous les êtres humains soient traversés par une nature commune, ne serait-ce que parce qu’ils connaissent tous, quelles que soient les régions du monde, le même développement embryonnaire, la même gestation, la même évolution physique.
Pourtant, même en le sachant et en le comprenant, il est tout de même incroyable de constater, au sein de l’atelier, qu’effectivement les mêmes tracés, la même évolution, reviennent chez tous – petits, grands, filles, garçons, hommes, femmes, quels que soient leur style, caractère, appartenance sociale – et qu’en plus de cela, malgré ces tracés communs, chaque tableau est unique, chaque personne reconnaissable à travers ses tableaux.

Enfin, venons-en au plus extraordinaire et aussi au plus difficile à expliquer : la cause et les conséquences de l’expression de ces tracés. La cause, c’est l’ambiance de l’atelier : un lieu immuable, clos, hors du monde et dans lequel aucun résultat n’est attendu. Dans l’atelier, on n’attend rien de la personne, elle ne peint que pour répondre à son besoin de tracer, pas pour produire une œuvre, ni pour obtenir des conseils, ni pour épater la galerie, ni pour se guérir de je ne sais quoi… uniquement pour répondre à son besoin de tracer.

Il y a aussi cette fameuse “absence de regard” dont parle Arno Stern, en fait il ne s’agit pas d’une absence de regard mais plutôt d’un regard habitué à la Formulation : lorsqu’une personne peint, même si je suis très occupée par les mélanges, punaises etc, je vois ce qu’elle fait, les autres autour le voient aussi, mais nous ne regardons pas ce qu’elle peint comme on le regarde ailleurs. Cela ne m’intéresse pas de savoir s’il s’agit d’une maison ou d’une forme abstraite, je ne vois qu’un processus qui amène à l’expression des tracés de la Formulation. Tous les participants sont pris par cet autre regard ; il peut arriver qu’un enfant dise à un autre “elle est immense ta pelleteuse” mais voilà, c’est fini, personne ne va se demander si c’est bien une pelleteuse ou un tracto-pelle, si les proportions sont justes, si la couleur correspond à ce qui est attendu pour un engin de chantier, si les traits sont droits… non, tout le monde est retourné à sa feuille, son monde, ce qui n’empêche pas non plus une discussion à propos des engins de chantier. Comme ici on n’agit pas pour l’autre mais pour soi, on peut communiquer avec l’autre en toute quiétude, il n’y a pas de juge, de vérité, de bonne façon de faire, chacun se reconnecte à soi-même tout en étant parmi les autres. Le regard ne se “pose” jamais sur ce que fait l’un ou l’autre car chacun est relié à lui-même, à ses propres besoins.

Ainsi, l’attention n’est pas portée sur les tableaux- ce qui se voit, le résultat – mais sur tout le reste : les aller-retours entre la Table-Palette et les murs, les gestes, les gouttes, les punaises, le rythme. C’est ce détournement d’attention qui permet que ne sortent pas de beaux dessins mais des tracés universels.

Quel est l’intérêt de permettre l’expression de ces tracés plutôt que la production de beaux dessins ?

C’est lorsqu’on aborde cette question qu’Arno Stern parle “d’éclosion de la personne” et de “régénération de la spontanéité”. Ce sont des mots forts, lourds de sens.
En effet, lorsque ces tracés émergent, cela signifie que la personne n’est plus sous la dépendance du regard de l’autre, qu’elle peint en accord avec ses besoins et capacités et cela ouvre la porte à un état de “non-influence”, autrement dit de liberté, qui ne fait que croître au fil des années. Cette liberté retrouvée dans l’atelier s’étend à toute la vie mais je crois qu’on ne peut pas dire avec des mots ce qui se passe et ce que l’on ressent dans l’atelier.

Ce dont je peux témoigner en revanche, c’est de cet approfondissement dont je parlais plus haut : il y a quelques années j’aurais dit que l’atelier procure du plaisir, le plaisir de se sentir capable, aujourd’hui je ne sais plus quoi dire.
Ce que je vois, ce sont des enfants et adultes qui arrivent un peu gênés, ou au contraire très sûrs d’eux, il y a ceux qui ne savent pas quoi peindre et ceux qui ont prévu à l’avance ce qu’ils allaient peindre, ceux qui se cachent et ceux qui réclament beaucoup d’attention puis, à un moment donné, tout cela tombe ; celui qui ne savait pas quoi faire ne parle plus et peint, celui qui savait toujours est un peu désemparé, il y a un flottement, le jeu des punaises devient moins drôle, la Table-Palette ne paraît plus si attrayante puis… tout à coup, quelque chose se passe, les tracés émergent. Chaque personne conserve son caractère mais quelque chose change : les demandes sont claires, authentiques, les déplacements sont vifs, les corps changent, le maladroit ne tombe plus, l’agité est concentré, le timide dit “punaise” d’une voix assurée… et sans qu’on s’en rende compte, sans savoir si l’émergence de ces tracés est arrivée avant ces infimes transformations, ou l’inverse, ou simultanément, nous sommes entrés dans un autre monde où chacun est complètement et seulement lui-même.

Ainsi, tout se passe à travers les retrouvailles avec des tracés enfouis mais dépasse largement le fait de peindre et le cadre de l’atelier.

Il ne s’agit pas uniquement de retrouver, mais aussi de préserver : le tout-petit de trois ans qui peint à l’atelier est déjà en train de retrouver un rapport au tracé qui n’attend pas les commentaires de l’autre mais surtout, il préserve la conviction de son autonomie et de ses capacités, il n’a besoin ni de l’assentiment ni des conseils de l’adulte, il trace, pour le plaisir.
Lorsqu’Arno Stern parle de régénérer la spontanéité, il s’agit de cela : tracer, agir, sans auto-censure, demander de l’aide pour enfoncer une punaise, refuser la proposition d’un tabouret si l’on estime que ce n’est pas nécessaire, demander à un plus grand de se décaler parce qu’on a besoin d’accéder au rouge, interrompre une conversation pour dire “goutte!” parce que c’est ce qui est le plus important à ce moment-là… exprimer tout cela, tout simplement, parmi les autres.
Assister à cette aventure est extrêmement réjouissant, voir chacun quitter son rôle habituel et s’affirmer en toute tranquillité. Je ne sors pas de l’atelier en me disant “c’était génial!”, ceux qui peignent non plus, on en sort remplis de cette ambiance qu’on ne peut pas raconter.

Même si tout cela ne se met pas en mots facilement, nous sommes encore nombreux à ressentir ce qui se passe entre ces quatre murs. Je suis étonnée et heureuse de voir tant de personnes de tous âges qui, chaque semaine, peignent. Les parents font le trajet, accompagnent les enfants, les attendent dans la petite pièce à côté, la famille entière s’organise pour que l’enfant puisse peindre le temps qu’il souhaite (cela peut être 1h30 comme 20 minutes), certains adultes font des kilomètres pour venir , d’autres s’échappent discrètement de leur travail…
Tout ça pour quoi ? Pour peindre des milliers de tableaux que personne ne verra jamais !
Il y a bien quelque chose que l’on sent et qui nous fait venir à l’atelier, quelque chose qui nous attire pour nous-mêmes ou nos enfants.
Chaque année nous sommes quelques-uns de plus, jusqu’à quarante aujourd’hui et cela est merveilleux, pour l’Éclos bien sûr mais surtout pour quelque chose de bien plus large : nous sommes encore assez nombreux à prendre des décisions, agir, sans trop savoir expliquer le pourquoi du comment – on ne sait pas vraiment de quoi il s’agit, il n’y a rien à gagner, rien à montrer, personne ne nous l’ordonne – mais à le faire quand même. Tout grands humains que nous sommes, peut-être conservons-nous un certain instinct, une part de spontanéité ?

L’illimité se constate, il ne se mesure pas. L’éclosion ne se mesure pas, elle s’éprouve. (2)

Alors, un vœu : continuer à éprouver.

 

 

 

  1. Arno Stern, Les enfants du Closlieu, Editions Delachaux et Niestlé, 1989. []
  2. Arno Stern, Les enfants du Closlieu, Editions Delachaux et Niestlé, 1989. []