Hors-Cadre : Présentation

L’association La Lanterne (1) est née du désir de promouvoir un certain type de rapport à l’apprentissage et au travail. Afin de témoigner de parcours différents, nous avons réalisé une interview auprès de Manon Soavi en mai 2019.
Manon Soavi (2) n’a jamais été scolarisée. Pianiste, mère, aïkidoka, enseignante d’arts martiaux, responsable de communication, Conseiller Technique de l’École Itsuo Tsuda (3) ; ni le parcours ni la personne ne se laissent définir tant le chemin est individuel, hors-cadres.
Le témoignage complet, publié sous forme d'articles hebdomadaires sur ce site, fait l'objet d'un livre publié par l'association La Lanterne.
Une rencontre avec Manon Soavi a également eu lieu le 9 janvier 2020 à Toulouse.
Dans ce premier texte, Manon Soavi se présente et introduit le cœur du sujet.

Comment tout a commencé
Je suis née en 1982 mais mon histoire commence bien avant. Pour situer mon discours il faut prendre en compte mon éducation, la manière dont nous avons vécu en famille. Pour cela j’ai repris, en l’écourtant un texte écrit par ma mère, Tania. Ce texte a été écrit pour une thèse sur la non-scolarisation dans laquelle nous avons été pris, parmi d’autres familles, comme sujet d’étude (4).

Estelle, Régis et Manon Soavi en 1993


Ma mère Tatiana Claudin Urondo vient d’une famille marquée par la guerre civile espagnole. Son propre père a été pendant vingt ans l’un des dirigeants du parti communiste espagnol, puis, après avoir quitté le parti de façon critique, est devenu l’un des historiens spécialistes de la dissidence soviétique. Intellectuel extrêmement rigoureux, il marqua son entourage par son goût profond et inexpugnable du respect de l’individu et par son indifférence pour les conventions, les idées toutes faites, cherchant avant tout à se trouver en accord avec ses convictions profondes. Réfugiée en France à la fin des années cinquante la famille vécut très modestement en banlieue parisienne.
Mon père Régis Soavi (5) est né dans un petit village à 20 km au nord de Paris, issu d’une famille de paysans et d’ouvriers modestes, il vécut son adolescence en banlieue nord, confronté à la violence des cités. Il accéda au lycée dans ce contexte (seuls deux élèves de sa classe y parvinrent) et c’est là qu’il rencontra Tania en 67. Ils vivront ensemble jusqu’au décès de ma mère en l’an 2000.
Mai 68 fut l’occasion pour eux deux de prendre conscience de la possibilité de réagir à cette “fatalité” qu’était leur scolarisation et aussi, avec ce qui se passait ailleurs dans le monde, de réfléchir sur la faillite de la démarche politisée traditionnelle, du “militantisme”, du : “on change la société pour changer la vie des hommes…”. Ainsi, cette approche fut la base, pour Tania comme pour Régis, d’une façon de vouloir vivre personnelle, sans être aucunement engagés dans les différentes “mouvances” de l’époque mais tout en restant très attentifs à tout ce qui instruisait et permettait d’approfondir cette perspective…. Le désir farouche de vivre pleinement et de s’accomplir en tant qu’être humain, non en tant que produit social… Le refus, bien-sûr, de la nécessité de travailler dans le seul but d’un salaire, et le besoin de trouver sa propre voie, le travail ou l’activité qui corresponde à ses réelles capacités, qui permette cet accomplissement intérieur… L’importance accordée à chaque aspect de la vie quotidienne comme étant la substance même du goût de vivre… La conscience que rien n’est séparé et que chaque acte ou façon de réagir, même dans “les petites choses de l’existence”, porte en soi la totalité et se rattache à la totalité de l’être…
Leur activité principale, leur plus grande joie de cette vie sans forme très définissable fut la marche dans les rues de Paris, des heures et des mois durant, pendant des années. C’était leur territoire comme pour d’autres leurs forêts ou leurs montagnes. Ils développèrent une sensibilité et un flair particuliers dans cette relation aux rues, aux quartiers, aux villes et constatèrent qu’effectivement, les choses et les êtres “arrivent” et suivent des fils.
Un de ces fils fut l’Aïkido et le Katsugen Undo (6). Régis, vers ses 22 ans, commença l’Aïkido et suivit l’enseignement de plusieurs maîtres et d’Itsuo Tsuda (7). Il trouva en cet homme la résonance la plus profonde, la plus complète de ce qu’il cherchait. Au bout de dix ans, Régis se consacra professionnellement à l’Aïkido et au Katsugen Undo. Depuis il enseigne tous les matins au dojo Tenshin à Paris et conduit une vingtaine de stages en Europe chaque année. Cette approche du Katsugen Undo fut pour Régis et Tania un élargissement de leur horizon et à la fois une confirmation de ce qu’ils ressentaient à bien des égards. Cela devint encore plus évident quand ils eurent leurs enfants. Tout convergea vers une sorte de “franchissement” encore plus irrémédiable vers cette perception du vivant. Ce fut à la fois un développement progressif de ce qui était déjà en eux et, à partir d’un certain seuil, une découverte plus vaste, comme si d’autres voiles se défaisaient à leur tour.
Ainsi la nécessité de ne pas nous scolariser s’est simplement imposée d’elle-même.

Aujourd’hui, 37 ans après, je vis à Paris et j’adore cette ville (pas tous ses aspects bien-sûr !), j’ai un enfant et je sais qu’une des choses qui a le plus compté dans ma vie, outre la confiance de mes parents, c’est le travail de réflexion sur le monde et sur soi-même qu’ils nous ont insufflé. Je cherche à puiser dans leur exigence d’une vie entière et leur rigueur intellectuelle pour aborder notre réalité d’aujourd’hui, pour trouver comment vivre et guider mon enfant au sein du monde actuel. Je ne détiens pas de réponse toute faite et je m’interroge avec mon compagnon, y compris sur les difficultés de la non-scolarisation. Ce n’est pas une solution “clef en main”, cette expérience a aussi ses limites, ses écueils. Je peux aujourd’hui porter dessus un regard en arrière.

Non-sco et après ?
Masanobu Fukuoka, le père de l’ “agriculture naturelle” disait : « Je plaide pour l’agriculture du “non-agir”, aussi beaucoup de gens viennent-ils, pensant qu’ils trouveront une utopie ou l’on puisse vivre sans même avoir à sortir du lit. Ces gens se mettent le doigt dans l’œil. Tirer de l’eau à la source dans la brume du petit matin, fendre du bois jusqu’à ce que leurs mains soient rouges et cuisantes d’ampoules, travailler jusqu’aux chevilles dans la boue – il y en a beaucoup qui demandent vite l’aman (miséricorde) » (8).
Je crois qu’il en est de même pour l’éducation des enfants, quand un certain nombre de pédagogues disent « il est inutile d’éduquer les enfants » c’est dans le même sens que l’agriculture du ”non-agir”.
Lorsque des auteurs tels que John Holt (9), Peter Gray (10) ou Barbara Rogoff (11) parlent d’« apprentissages autonomes » , d’« éducation auto-dirigée » ou de « communauté d’apprentissage », ils soulèvent également la question du contexte. Peter Gray et Barbara Rogoff font respectivement référence aux communautés de chasseurs-cueilleurs et à l’héritage culturel des populations primitives. Ce type de communautés possèdent des traits caractéristiques qui créent un contexte d’auto-éducation : les adultes sont autour des enfants, travaillent, vivent, la diversité est omniprésente, d’âges, de tempéraments, de compétences, et les enfants sont directement imbriqués dans la vie communautaire, d’ailleurs ils ne jouent pas avec des jouets spécifiques, ou peu, mais plutôt avec les outils de tous les jours. Dans notre société occidentale actuelle, il n’existe plus d’organisation communautaire de ce type, ne serait-ce que par la différence de degré de corrélation entre la nécessité d’une activité et d’une organisation collectives et la survie du groupe. Ainsi il ne suffit pas de recréer une communauté et de laisser faire les enfants, parce que les adultes ont changé, parce que nos besoins, nos corps, nos capacités ont changé. Le risque est donc de transposer l’idée que les enfants s’auto-éduquent dans une société où les enfants sont malgré tout majoritairement confinés à un rôle “d’enfant”, au mieux qui participe de temps en temps à des activités concrètes et utiles aux autres, au pire consommateur passif, avec autour de lui des jouets aseptisés ou, de plus en plus, des jouets technologiques qui l’éloignent de la réalité.

On peut s’interroger alors sur le fait que depuis maintenant plusieurs générations les enfants vivent ainsi déconnectés de la vie des adultes, du travail etc. Ainsi plus personne ne sait réellement ce que serait une vie communautaire où l’éducation auto-dirigée aurait le contexte optimal. La non-scolarisation, réaction que je partage, au désastre évident de l’école, risque fort alors de se vider de sa substance, avec une liberté théorique, une égalité abstraite, déconnectée de la réalité de la vie. Un vide qui sera de plus bien vite rempli par la proposition de surconsommation de notre monde qui entoure les enfants en permanence, où leur liberté se résumera finalement à un choix bien pauvre entre différents loisirs.
Mon père, lors d’une interview qui lui a été proposée, répond à la question de l’éducation des enfants en disant : « J’aurais tendance à répondre que je n’éduque pas l’enfant, mais qu’il s’éduque à travers moi, à travers notre rapport. À travers la complexité de nos rapports, il va s’éduquer. Donc ce n’est pas quelque chose qui va de l’adulte à l’enfant mais quelque chose qui est vécu par l’enfant » (12). Si l’on retient de ce discours qu’il y a “absence d’éducation”, « on se met le doigt dans l’œil » comme dirait Fukuoka, ce qu’il faut plutôt retenir c’est « il s’éduque à travers moi, à travers notre rapport, à travers la complexité de nos rapports ». Et comme l’agriculture du “non-agir” la “non-éducation” est un travail permanent d’ajustement et de complexité avec l’équilibre du vivant. Tout le travail de l’adulte est de mettre le bon contexte, avec ses réactions premièrement, ce qu’il va accepter ou non, ce qu’il va mettre comme limites, ce qu’il donne comme exemple etc. Si l’enfant cherche à s’éduquer lui-même, il a un besoin vital, pour s’éduquer, d’avoir un retour du monde qui l’entoure sur ses actions, ses comportements.
Mes parents ont cherché avec radicalité à créer une autre façon de vivre, d’abord pour eux-mêmes, puis pour nous comme base pour nos vies. En ce sens ils nous ont permis de vivre une éducation auto-dirigée, à ma sœur et à moi, ils ne nous ont pas suivies dans le sens d’être derrière, de nous obéir, mais ils nous ont suivies dans le sens d’écouter profondément et de guider, y compris dans ce travail très important de réflexion critique sur le monde, et de réflexion sur notre propre parcours, sur notre propre orientation.

Kakugo, sans rêve et sans peur
Les quelques enfants non-scolarisés de ma génération, ceux que j’ai connus du moins, ont eu il me semble des parents qui avaient des vécus très forts, pour certains la fuite de régimes totalitaires : nazisme, dictatures grecque et algérienne. Pour d’autres la révolte de mai 68 et l’insoumission aux normes morales très rigides d’après-guerre. Il s’agissait d’individus forts, qui avaient dû dans leur vie prendre des décisions radicales, prendre des risques. Pour eux, éduquer leurs enfants différemment était une nécessité, afin que le monde ne reproduise pas encore et encore les mêmes erreurs. Il ne s’agissait pas juste d’éviter une souffrance à leurs enfants, ils voulaient ne pas reproduire les tortionnaires et les moutons qui obéissent à leurs ordres, en ce sens il était question d’une révolution. Cela ne veut pas dire qu’il s’agissait pour eux de faire de leurs enfants “des révolutionnaires”, mais ils ont pris la décision de leur permettre de grandir différemment afin de briser le cycle et de provoquer une révolution intérieure.  Ce que je veux dire, c’est que, du fait de leur vécu, cette décision ne consistait pas seulement à éviter un système insatisfaisant ou à choisir entre plusieurs alternatives, il n’y avait pas d’autre possibilité : préserver le potentiel de chaque enfant, le guider vers la possibilité de se réaliser lui-même et ainsi, peut-être, changer le monde !

Ils ont défriché un chemin qu’il nous appartient de continuer en cherchant le sens que nous pouvons donner à nos vies, en cherchant à permettre aux enfants d’avoir une vie pleine, ce qui n’est pas la même chose qu’une vie facile.
En japonais il y a le terme Kakugo 覚悟 qu’on traduit souvent par “détermination ou lucidité face à une situation”. En fait c’est un peu plus complet que ça, il s’agit d’un état d’esprit, que mon maître de Kiraku-ryu (13), Tatsuzawa senseï (14), définissait en parlant de la « stabilité du cœur », d’être « sans rêve et sans peur ». C’est une attitude qui nous permet de faire face à la réalité calmement, non pas avec fatalisme mais au contraire avec une grande fermeté, libéré des rêves illusoires et de la peur paralysante.
Rien n’est jamais acquis mais je cherche à maintenir cet état d’esprit dans ma vie, à regarder en face ce monde et à chercher l’équilibre.

 


La Lanterne réalise régulièrement des interviews sur le thème du rapport à l’apprentissage et au travail, habituellement publiées sous la forme de courtes revues. L’échange avec Manon Soavi a donné lieu à une conversation dense qui nous a amenés à aborder différents sujets. L’ampleur du contenu de cet échange nous a donné envie, après transcription, de le poursuivre et l’approfondir avec Manon Soavi afin de le partager sous la forme d’un livre.
Pour commander le livre

Photo 1 : archive de Manon Soavi
Photos 2, 3, 4 : Jérémie Logeay

 

  1. Le centre culturel La Lanterne propose aux enfants comme aux adultes de découvrir ou redécouvrir l'apprentissage comme moyen d'expression et d'épanouissement, à travers l'organisation d'ateliers et de rencontres. www.la-lanterne.org, www.10dalmatie.org []
  2. Manon SOAVI: http://soavimanon.rifleu.fr/ []
  3. www.ecole-itsuo-tsuda.org []
  4. Olivier KELLER. Denn mein Leben ist lernen p.44 Édition Arbor Verlag. 1999 []
  5. Régis SOAVI : né en 1951, fondateur de l’École Itsuo Tsuda dont il fut l’élève direct durant dix ans. Maître d’Aïkido et conférencier, il enseigne depuis près de cinquante ans en Europe. Auteur de nombreux articles publiés dans la presse sur l’Aïkido et le Seïtaï, il est également l’un des auteurs du livre Itsuo Tsuda, Calligraphies de Printemps. http://www.ecole-itsuo-tsuda.org/regis-soavi/ []
  6. Katsugen Undo est un exercice du système moteur extra-pyramidal. C’est une sorte d’éducation physique utilisant le mouvement involontaire. Un moyen pour restaurer la résilience du corps et la manifestation d’un travail interne que les êtres humains possèdent à l’origine []
  7. Itsuo TSUDA (1914-1984) : japonais, philosophe, écrivain, maître d’Aïkido, technicien Seïtaï, auteur de neuf livres écrits en français et regroupés sous le titre commun École de la respiration []
  8. Masanobu FUKUOKA La révolution d’un seul brin de paille p.174, Édition Tredaniel 1975 []
  9. John HOLT (1923-1985) : Après plusieurs années de travail au sein du système éducatif, John Holt est convaincu que la réforme du système est impossible, car il est fondamentalement défectueux et est à l’image de ce que la société souhaite en définitive. Ainsi, il devient le plus ardent défenseur du homeschooling. Il pense que les enfants n’ont pas besoin d’être obligés pour apprendre ; ils le font naturellement si on leur donne la liberté de suivre leurs propres intérêts, ainsi qu’un accès à de multiples ressources. Cette ligne de pensée devint le unschooling : les « apprentissages informels » ou les apprentissages autonomes. []
  10. Peter GRAY : né en 1944, psychologue du développement, directeur de recherche au Boston College. Après avoir obtenu son doctorat en biologie à l’Université Rockefeller en 1972, il a été professeur au Département de Psychologie de Boston College de 1972 à 2002. Il est connu pour ses critiques du système éducatif traditionnel et est invité régulièrement à intervenir auprès de groupes de parents, d’éducateurs ou de chercheurs. Conférence au Luxembourg le 27 septembre 2019 Why play and self-directed education are crucial to prepare children for an ever-changing future. []
  11. Barbara ROGOFF : professeure au département de psychologie de l’Université de Californie (University of California – Santa Cruz). S’intéressant aux situations d’apprentissage informelles vécues dans des contextes non-scolaires mais également en contexte scolaire dans une école organisée en «communauté d’apprentissage», les recherches de Barbara Rogoff ont permis de mettre en lumière que c’est en prenant part aux activités familiales et à celles de leur communauté que les enfants apprennent en collaboration avec les différents acteurs de leur entourage. []
  12. Christine CAMPINI.  Un mode alternatif d’éducation familiale : formations réciproques et dialogue sensible inspirés de la philosophie pratique d’Itsuo Tsuda. Etude de sept familles en recherche. p.254. Thèse de doctorat en Sciences de l’éducation, Université de Paris Est, 2016. []
  13. La Kiraku-ryu est une école ancienne (un koryu 古流) datant de près de 500 ans comprenant les pratiques du : taijutsu, bo, nagamaki, tessen, yawara-iai, kusarigama, chigiriki, kusarifundo. []
  14. Kunihiko TATSUZAWA : maître héritier de la ligne Jigo-ryu et 20ème maître de Bushuden Kiraku ryu. Enseigne régulièrement à Tokyo et Kyoto. []