Non-sco, et après ?

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Si vous pensez trouver derrière ce titre un article qui vous explique ce qu’est la non-scolarisation, vante ses bienfaits et vous rassure en citant les fabuleux parcours auxquels cette décision peut mener, vous pouvez immédiatement fermer cette page !
Je trouve qu’il est essentiel de savoir que la possibilité de ne pas scolariser les enfants existe, je connais des adultes qui n’ont pas été scolarisés dont les parcours mériteraient d’être partagés et je consacre mon temps à faire connaître et permettre ce qu’il est convenu d’appeler « les apprentissages autonomes »1. Je suis donc une convaincue, c’est pourquoi j’aimerais aller plus loin dans la réflexion.



Non-sco

Commençons par le point de départ : l’enfant est « non-sco » ou « non scolarisé » ou « instruit en famille ». Tous ces termes en disent long sur le travail à accomplir lorsqu’on prend ce chemin. Ils définissent tous la situation des enfants en opposition par rapport à une immense majorité, scolarisée. C’est une réalité et un premier écueil, car cela amène à penser que ne pas scolariser est une grande décision.
Moi-même, lorsque j’ai ouvert La Lisière, quittant alors le milieu de l’orthophonie et celui du système scolaire, je pensais avoir réalisé une révolution. Pendant de nombreux mois, je me suis extasiée de tout ce que les enfants n’avaient pas à vivre : les journées découpées en tranches, les rapports de compétition, les punitions… Je me suis réjouie de constater qu’ils apprenaient seuls, sans besoin d’enseignement, j’ai observé leur curiosité, leur enthousiasme…
Cette première période était essentielle, elle était une vérification, mais ce n’était qu’un début. Il y eut un moment où il devint évident que le fait de ne pas scolariser est uniquement un refus, un refus important mais rien de plus. Bien vite, au-delà de ce que nous refusons, il est nécessaire de se poser la question de ce que nous souhaitons, car c’est ce que nous allons transmettre.

Marqués par notre propre parcours scolaire, nous aimerions limiter les interventions inutiles, voire abusives. Nous sommes alors tentés de croire que l’enfant, parce qu’il n’est pas entré dans un système, celui de l’école, est libéré de toute influence et que notre rôle consiste à rester en retrait, suivre, afin de préserver sa nature profonde. L’idéal consisterait même à le laisser grandir, éventuellement parmi d’autres enfants préservés, dans les bois, loin de toute influence, sous cloche. C’est oublier qu’avant même sa naissance, l’enfant appartient à une famille, un monde, une société dont il ne peut s’extraire. Bien sûr, le but n’est pas non plus de jeter l’enfant dans le monde et de le laisser absorber tous les fonctionnements, opinions, principes qu’il rencontrera, que ce soit ceux de la société ou les nôtres. Alors que faire ?
Lorsque les enfants ont commencé à venir à La Lisière, ils avaient tous moins de 7 ans. J’avais des « fondamentaux » : l’absence de compétition et de domination adulte, le respect de la sensibilité et des capacités de chacun, permettre que chaque individu suive son propre chemin. A travers nos jeux, lectures, activités, nous suivions cette direction et cela fonctionnait dans la mesure où les enfants étaient épanouis, curieux, vifs. Ils prenaient la parole, décidaient de ce qu’ils souhaitaient faire et retrouvaient une grande confiance en eux.
Plus tard, je me suis rendue compte que ces grandes lignes avaient une limite ; sans en avoir l’air, elles se définissaient en réaction par rapport à un modèle dominant : compétition, autorité de l’adulte, société normative. Mince alors ! Pourquoi avais-je créé ce lieu et pourquoi me posais-je autant de questions si finalement, la seule chose que je pourrais sincèrement dire aux enfants quand ils seraient plus grands était : « j’ai voulu faire autrement que ce que j’avais connu », ce qu’à peu près toutes les générations plus avancées disent aux jeunes générations pour justifier l’absence de sens à la direction qu’ils ont donnée. Faire autrement que ce qu’on a connu ou que ce que la majorité vit ne suffit pas.
Je me suis alors souvenue d’une phrase d’ A.S. Neill qui m’avait beaucoup marquée :
Désormais, j’aiderai mes gosses à réaliser. Oui, réaliser est le mot. Réaliser quoi ? à vrai dire, c’est assez difficile à expliquer.2

Réaliser
Ce qui me touchait dans cette phrase, c’était cette vision de l’enfant comme d’un individu actif, foncièrement libre et maître de lui-même. Je me suis alors penchée sur les notions de liberté, de décision collective etc… Mais là encore, que d’écueils ! Nous prônons la liberté pour les enfants, l’absence de contraintes, le pouvoir décisionnel, mais cela est tellement artificiel.
Pour plusieurs raisons. D’abord, bien souvent, il y a un gouffre entre les principes affichés et la réalité, rappelons-nous que toutes les écoles publiques portent sur leurs murs l’inscription « Liberté, égalité, fraternité », cela n’a pas changé le monde.
Ensuite lorsque nous cherchons à mettre en application ces grands principes, nous simplifions ou agissons en réaction, nous confondons liberté et absence de contraintes, égalité et égalitarisme, nous nous occupons de l’extérieur, des apparences, « les enfants choisissent donc ils sont libres », mais quelles sont les différents chemins proposés parmi lesquels ils peuvent choisir ? Sont-ils réellement divers ? Quelles sont les conséquences de leur choix ? L’enfant qui choisit l’atelier menuiserie plutôt que l’atelier couture va-t-il trouver un intervenant aussi passionné dans les deux ateliers ? Les deux s’intéresseront-ils également à lui ? Peut-être que celui de la menuiserie est plus sympathique, donc l’enfant ira faire de la menuiserie alors qu’il voulait coudre. Cela n’est qu’un exemple pour montrer que nous ne parvenons jamais à mettre le monde sur un plateau, devant l’enfant, en lui disant « choisis ce que tu veux, tu es libre, tout est égal, équivalent ».
Nous ne pouvons pas le faire car cela n’existe pas, aucun de nous n’est libre dans ce sens, notre seule liberté consiste à prendre une décision et les contraintes qui vont avec : « je ne souhaite pas travailler pour quelqu’un d’autre, je décide de monter une entreprise, je deviens responsable de tout, éventuellement avec un salaire moindre, sans possibilité d’évolution assurée, peut-être même que cela m’oblige à adhérer à un fonctionnement économique avec lequel je suis en désaccord, mais je me sens libre, parce que c’est ma décision, à un moment donné. » La seule liberté que nous puissions trouver est celle que nous ressentons de l’intérieur.
Alors pourquoi pensons-nous que les enfants pourraient se contenter de conditions extérieures pour se sentir libres, parce qu’ils ne sont que des enfants ? Nous sommes tellement habitués à considérer les enfants comme des « sous-individus », nous sommes prêts à imaginer que, parce qu’ils sont des enfants, ils croiront en l’idée qu’on peut vivre sans contraintes et décider de tout, et que cela les satisfera à long terme. Nous ne faisons alors que perpétuer une tradition qui consiste à créer pour les enfants des lieux hors du monde au fonctionnement totalement artificiel.

L’autonomie
En même temps, il faut bien se l’avouer, il n’y a pas de méthode pour assurer la liberté intérieure d’un individu. Comment fait-on pour réaliser ? Réaliser, c’est à la fois prendre conscience, inventer, créer. En observant les enfants grandir, en interagissant avec eux, je vois poindre l’arrivée des influences, des modes, des comportements d’adhésion ou d’opposition aux opinions des adultes qui les entourent. Ce sont des enfants qui sont habitués à s’exprimer, questionner. Sont-ils capables de réaliser ? Ils inventent encore, jouent, trouvent des solutions par eux-mêmes, suivent leurs propres voies. En même temps, le fonctionnement du monde, des autres enfants, des adultes, commence à sérieusement leur poser question.
Il est de plus en plus visible qu’à un moment de leur existence, ils devront se positionner par rapport au fait qu’ils ont grandi différemment. Comment vont-ils vivre cela ? Pour l’instant, lorsqu’ils sont gênés par un comportement qui leur est étranger, ils réagissent en s’éloignant. Lorsque nous en discutons après, ils construisent parfois des raisonnements qui leur permettent de trouver une explication mais, parfois aussi, les réactions consistent à s’isoler et /ou rejeter, préférer rester « entre nous » plutôt que de se mêler à ces gens. Je comprends très bien cette réaction qui peut s’avérer appropriée dans certaines circonstances, mais je ne peux m’en contenter.
Cela me questionne, car dans l’absolu, si tout cela consiste finalement à former une élite ou à s’isoler du monde, quelle est la différence avec ce que propose l’école ? C’est quelque chose de complexe et subtil, ce comportement est en soi tout à fait acceptable, mais sont-ils conscients des raisons qui les font agir ainsi, comment et pourquoi décident-ils, perçoivent-ils des conséquences à cela, est-ce un choix délibéré ou un sentiment d’impuissance à transformer une situation qui ne leur convient pas ?
Lorsque nous parlons ensemble, il m’apparaît comme essentiel dans ces circonstances qu’ils soient capables de réfléchir et d’agir par eux-mêmes, que leur positionnement, en dehors de l’appartenance ou non à un groupe, soit personnel, en un mot qu’ils soient autonomes. Je souhaite qu’ils possèdent cette indépendance d’esprit qui permet de prendre du recul, survoler les modes, inventer ses propres règles et les assumer. Il s’agit d’une autonomie pratique, relationnelle, intellectuelle, d’une capacité à réaliser par soi-même, quel que soit le contexte, ni contre ni avec les autres. C’est peut-être la chose la plus difficile à développer dans un monde qui repose sur des idéologies, des opinions éphémères et des images.

Le jeu
Je pense que cela est tout de même possible, mais l’autonomie ne s’acquière pas dans la facilité. Le jeu est essentiel dans cette démarche parce qu’il est un espace de décision et de créativité. Je parle d’un jeu particulier, de celui qui répond à nos besoins tout en s’élaborant avec les autres. Lors d’une journée à La Lisière, à un moment, on entend ce type de dialogue entre les 10 enfants présents, âgés de 6 à 13 ans :
– « Si on jouait aux chats ?
– Non moi j’ai envie de jouer aux chevaliers
– On pourrait dire qu’on est des adultes et qu’on a tous un métier
– Oui, il y en a qui s’occupent des chats et il y en a qui sont chevaliers
– Ah oui et moi je suis un chat
– Et moi un vétérinaire
– Moi je suis chasseur de brigands
– Ah oui et tu peux protéger mon château de chevalier
– Moi je serai serveuse du restaurant du château »
Et le jeu commence, tout cela se construit, se réajuste en permanence, chacun cherchant toujours à exprimer ses besoins tout en restant relié aux autres et à l’histoire qui se trame. Il y a alors de la part de tous un travail d’écoute, d’imagination, de patience (il faut attendre que l’un ait fini d’agir pour pouvoir inventer une suite), de dialogue, d’aller-retour entre réalité et fiction, collectif et individuel… C’est tout un ensemble de capacités essentielles qui se déploient, qui leur permettent de devenir des êtres sociaux, sans contradictions inconciliables avec la société, avec les autres, d’être libres en respectant les autres et les besoins collectifs.3
Cela est possible parce qu’aucun adulte n’a donné de thème ni de but du jeu, parce qu’il y a une liberté, mais pas seulement. Cela est aussi le fruit d’une transmission. Au cours des deux journées hebdomadaires que nous partageons, nous sommes attentifs à tout ce qui réduit ou favorise l’autonomie de tous.

Sur le plan relationnel, cela consiste à prendre la parole au bon moment, être conscient de ce que les autres comprennent ou non, identifier ce qui nous convient ou non dans une situation, intervenir de façon à la faire évoluer, être conscient de l’effet de nos actes et paroles… Cela ne passe pas par des grands discours mais par une attention continue aux « petites choses » du quotidien, car c’est à travers cela que nous agissons sur notre environnement.
D’un point de vue pratique, pour être réellement en capacité de prendre une décision, les enfants ont besoin d’avoir une vision d’ensemble, de percevoir les contraintes de temps, d’être en mesure d’organiser, d’anticiper. Il est certes regrettable que les enfants scolarisés soient soumis à des programmes prédéfinis et des emplois du temps rigides, cependant, cela ne signifie pas qu’il faille gommer toute notion de réalité. Avant de commencer la journée et que chacun mène ses activités, nous faisons un point qui résume aussi les choses que nous avons prévu de faire (jardiner, cuisiner, arranger un meuble…) car mon rôle ne consiste pas à mettre à disposition de ces chers enfants un monde propre, beau, organisé comme par magie où l’on peut jouer à volonté sans se soucier de rien.
Créer un terrain propice aux apprentissages autonomes nécessite d’abord et avant tout d’être ancré dans la réalité, sans quoi nous versons dans une forme de sentiment de supériorité qui consiste à déresponsabiliser les enfants.
De même, sur le plan intellectuel, l’école se caractérise par son manque d’adaptation aux besoins individuels, que ce soit sur le plan des centres d’intérêt, du temps, des modalités d’apprentissage, de la disponibilité des adultes. Toutefois, prendre le contre-pied en se mettant entièrement au service de l’enfant ne résout rien. Il est nécessaire d’être parfois « indisponible » ou « inadapté » pour que l’enfant cherche, se débrouille, même si cela génère de l’insatisfaction, de la mauvaise humeur. Là encore, que souhaitons nous transmettre ? des connaissances parfaites et la satisfaction immédiate ou la capacité à chercher et approfondir par soi-même ?

Tout cela s’apprend, ne se fait pas tout seul, l’adulte est responsable de cet apprentissage à travers le terrain et le dialogue qu’il crée. Il n’y a pas de recette et il ne saurait y en avoir car la vie d’une personne ne se programme ni ne se contrôle, fort heureusement.
Finalement, il s’agit encore de réaliser, réaliser que tout acte est une décision qui a des conséquences, y compris l’absence de décision. Scolariser un enfant est une décision au même titre que ne pas le scolariser, s’abstenir est une façon d’intervenir.
Que nous le voulions ou non, nous influençons les enfants, ne serait-ce que parce que tout-petits ils sont entièrement dépendants de nous, et donc de nos habitudes, modes de vie et de pensée. Quoique nous fassions ou nous abstenions de faire, nous transmettons quelque chose, alors autant assumer de réfléchir à une direction et de l’indiquer. Pour ma part, il me semble que l’autonomie est vitale, or si l’on peut se contenter de laisser libre, il est plus difficile de « laisser autonome », car l’autonomie, la puissance d’initiative et de décision, se préservent et se construisent.

Photos : Jérémie Logeay
  1. Holt J. (2014). Les apprentissages autonomes, Comment les enfants s’instruisent sans enseignement. Éditions l’Instant Présent []
  2. Neill A. S. (1975). Journal d’un instituteur de campagne. Petite Bibliothèque Payot. []
  3. Soavi Claudin T. (1984). Notes pour un jardin d’enfants – Le Jardin Floréal. []