Cet article a été écrit pour l'association Les enfants d'abord dans le cadre d'un recueil de témoignages sur le sujet de l'Instruction en famille, dont l'existence légale est actuellement remise en question.
Je n’ai pas d’enfants et suis orthophoniste. À première vue, le sujet de l’instruction en famille ne me touche pas personnellement et pourtant… je me sens très concernée pour plusieurs raisons : en tant qu’individu je ne souhaite voir disparaître aucune de nos libertés, en tant que “spécialiste”, mon expérience et ma connaissance de l’échec scolaire m’amènent à penser que la suppression de la possibilité d’instruire en famille serait une catastrophe et enfin, en tant que professionnelle travaillant auprès des enfants et de leur famille j’estime que la liberté éducative est essentielle.
Cette remise en cause de la liberté éducative étant visiblement liée à la nécessité de “lutter contre les séparatismes”, allons au cœur du sujet.
L’échec scolaire : un facteur hautement “séparatiste”
Le métier d’orthophoniste couvre un très large champ d’action, des interactions précoces aux maladies dégénératives en passant par la rééducation de la voix, le mien a été assez réduit : langage oral (articulation, lexique, syntaxe, communication, habiletés pragmatiques), langage écrit (lecture, écriture), raisonnement logique, mémoire, attention. Je me suis donc consacrée à la partie “apprentissages” de l’orthophonie et ai travaillé en lien très étroit avec le système scolaire. J’ai exercé en libéral et en institution pendant une dizaine d’années, dans ce qu’il est convenu d’appeler des Réseaux d’Éducation Prioritaire, c’est-à-dire des quartiers populaires qui comptaient beaucoup de familles d’origine étrangère et un très fort taux d’échec scolaire.
Le récent discours de M. Macron m’oblige à préciser que de nombreuses familles de ces quartiers étaient de confession musulmane.
Je n’ai pas eu l’occasion d’assister à des comportements extrémistes de la part des parents. Ce que j’ai bien connu en revanche, c’est l’égarement des enfants qui, c’est une réalité, pouvait s’exprimer par des mécanismes de repli identitaire dont la religion pouvait être un des éléments. Je peux témoigner de deux choses : d’abord, la plupart du temps ce n’était qu’un masque qui tombait lorsqu’on se retrouvait en face à face, ensuite leur situation scolaire était une des principales causes de cette volonté de “se séparer des autres”.
C’est un fait : vivre, au sein d’un groupe, une situation quasi-permanente d’incompétence et d’échec, huit heures par jour et cinq jour par semaine, n’aide pas au sentiment d’appartenance à ce groupe.
Le socle commun
Que pouvons-nous faire, enseignants et professionnels de santé, face à cette situation ? Je crois que pour la plupart nous sommes prêts à tout essayer et à inventer car nous croyons dans les métiers que nous avons choisis. Personnellement, j’ai travaillé avec beaucoup d’enfants pour lesquels le retard scolaire était global et bien installé et j’ai tenté beaucoup de choses, qu’il s’agisse de méthodes ou de partenariats : travail en coordination avec les enseignants, institutions (CAMSP, CMP, ITEP etc), psychiatres, psychologues, psychomotriciens, neuropsychologues, centres référents, maisons de quartier, éducateurs sportifs… J’en suis finalement arrivé au constat qu’avec ces enfants il fallait repartir en arrière, tout reprendre du début : le plaisir du langage, du jeu à deux, des histoires, du temps pour ne rien dire, ne rien apprendre…
De qui avais-je besoin pour cela ? De leurs parents ! Aucun professionnel ne pouvait leur fournir de façon suffisamment intense et prolongée le plaisir partagé, celui qui pousse à toutes les découvertes, le véritable “socle commun”.
J’ai donc travaillé avec les parents, car eux seuls pouvaient décider d’éteindre la télé, de parler, de sortir “du quartier”. Pourquoi ne le faisaient-ils pas ? Parce que c’est “l’école qui apprend les choses”, “l’orthophoniste qui peut aider s’il y a des problèmes”, “le psychologue qui sait ce qu’il y a dans sa tête”, “le médecin qui sait pourquoi il est comme ça”… Ils étaient dépossédés, totalement dépossédés de leurs enfants par l’État et tous ses employés dont je faisais partie intégrante.
Évidemment, je n’ai pas demandé à ces parents d’enseigner la lecture et les mathématiques à leurs enfants et ils en auraient bien été incapables, c’est une réalité. Je les ai encouragés à cuisiner, ranger, jouer avec leurs enfants, à leur raconter des histoires, quelles qu’elles soient, à condition qu’elles correspondent à leurs centres d’intérêt, culture et dans la langue qu’ils aimaient et maîtrisaient suffisamment pour que tout cela ne soit qu’un plaisir partagé, surtout pas un enseignement. Et alors, que s’est-il passé ? Petit à petit, les enfants se sont effectivement mis à apprendre la lecture et les mathématiques, parce qu’ils retrouvaient des échanges, la possibilité de construire une pensée propre et du plaisir. Cela ne s’est pas fait sans heurts, a nécessité beaucoup d’explications et n’a pas fonctionné avec tous mais cela a permis un changement décisif pour bon nombre.
À cela il n’y a aucun miracle : les sciences cognitives le disent, les psychologues le répètent, la nature nous le montre, la publicité nous le vend à longueur de journée : l’amour (“la théorie de l’attachement” si vous préférez un terme plus “scientifique”), le plaisir (idem, dites « activation des neurotransmetteurs »), l’échange (idem, dites « relations interpersonnelles stimulantes ») sont le terreau du développement humain.
Y a qu’à
La solution pourrait sembler toute trouvée : accompagner les élèves en échec scolaire et leurs parents, éventuellement par le biais d’orthophonistes faisant ce type de travail. Malheureusement, bien souvent, le rôle de l’orthophoniste se limite à aider l’enfant à « sortir la tête de l’eau » et n’est que temporaire car lorsque l’enfant va mieux, le suivi orthophonique n’est plus justifié. L’enfant poursuivra donc quelques temps une scolarité moyenne mais pas alarmante, jusqu’à son prochain retour dans un cabinet libéral ou une institution. Oui, car « le ver est dans le fruit » : quelques mauvaises notes, un commentaire maladroit de la part d’un professionnel et les parents sont à nouveau “incompétents” et doivent ramener leur enfant vers une “prise en charge spécialisée”.
À l’heure actuelle, ni la Sécurité Sociale ni l’Éducation Nationale ne soutiennent ce type de travail de fond qui nécessite de se faire sur la durée. Les interventions ne conduisent ni à la résolution définitive des problèmes, ni à un quelconque gain d’autonomie, elles entretiennent la situation car tout est pensé dans l’urgence, pour réparer, et non comme une remise en question profonde d’un système qui non seulement ne remplit pas sa mission, mais alimente les dysfonctionnements.
Je suis donc convaincue que l’école pour tous ne peut être une solution à tous les problèmes et surtout pas à celui “des séparatismes” : d’abord parce que l’échec scolaire est la première cause des dérives identitaires, ensuite parce que les parents ne doivent absolument pas être écartés de l’instruction de leurs enfants mais au contraire ramenés à leur rôle clé, celui de nourrir physiquement, intellectuellement et psychiquement leurs enfants.
J’entends déjà les “mais ils ne le peuvent pas tous”. C’est tout à fait vrai, mais beaucoup le peuvent à condition qu’on leur en laisse les moyens et tous le peuvent avec un peu d’accompagnement. C’est bien là que réside le rôle de l’état : accompagner les parents dans leur mission éducative. Pour cela il ne faut pas davantage de contrôle des familles mais davantage de partenariat avec les familles. Voilà le point crucial, or pour travailler avec, il y a besoin d’une condition indispensable : une liberté réciproque, ce respect mutuel qui ouvre au véritable dialogue. C’est un fait, les rapports d’autorité et de contrôle séparent plus qu’ils ne réunissent.
Réduire les éléments séparatistes
D’autre part, pour “lutter contre les séparatismes” toujours, il ne suffirait pas de réduire l’échec scolaire en instaurant des rapports de coopération non hiérarchisés avec les parents. Il serait également utile, et même primordial, de supprimer les éléments séparatistes présents au sein de l’école.
Effectivement, l’école en est remplie : les classes séparent les enfants par âges, les notes les séparent par niveaux de compétences acquises, les classements les séparent par degrés de situation scolaire globale par rapport aux autres, la sonnerie sépare les matières, les vêtements et accessoires séparent par milieux socio-économiques d’origine, les cartes scolaires séparent…. Tout n’est que séparation !
Je vous assure qu’il est très difficile de faire entendre à un enfant qui parvient enfin à lire qu’il progresse, qu’il avance, que c’est bien, qu’il va s’en sortir etc lorsqu’il sort de l’école avec un 9/20 classé 26ème sur 30 (mieux que le 2/20 qu’il avait habituellement certes mais peu encourageant tout de même), qu’il a cinq autres matières à travailler et que tous ses efforts ne lui procurent finalement aucune satisfaction.
Il serait également urgent, comme le rappellent toutes les plaquettes de prévention orthophonique ainsi que bon nombres de recherches en neuropsychologie, de suivre certaines recommandations : partir de la curiosité de l’enfant, s’adapter à son rythme et à ses besoins, lui fournir des interactions variées (varier le nombre de personnes, les âges etc), privilégier très tôt l’écoute, l’attention conjointe et le renforcement positif, favoriser les situations d’apprentissage transversal (car le développement de l’enfant fait intervenir de manière concomitante les réseaux du langage, de la motricité, de l’attention auditive, visuelle etc) et enfin de remettre au cœur des apprentissages le moteur naturel dont dispose tout enfant : le jeu. Cela signifie, dans la réalité, qu’il est nocif d’empêcher un enfant de jouer, contre-productif de lui demander de rester assis et totalement incohérent de découper ses apprentissages en matières qu’il devrait maîtriser de façon linéaire.
Prenons des exemples concrets. Pour arriver à la fameuse maîtrise de la lecture, un enfant doit d’abord écouter des histoires, chanter, jouer, découvrir les sons, les lettres, puis ressentir la nécessité, c’est-à-dire le sens, de la lecture, puis enfin apprendre à lire, avec ou sans l’aide de quelqu’un, sachant que ce cheminement est différent pour chaque enfant ; toute présentation d’une méthode de lecture avant la fin de ce processus est plus nuisible que bénéfique. De même, pour qu’un enfant plus âgé développe des capacités de réflexion, une pensée propre, un esprit critique qui lui permettra de résister aux différentes formes d’embrigadement, il est nécessaire qu’il puisse approfondir et non pas survoler : lire tout Sartre ou tout Jules Verne ou tout Tintin s’il le souhaite et pas forcément un Balzac, un Zola et trois poèmes de Baudelaire.
Comment se fait-il que les fruits de la recherche pédagogique et de la connaissance du fonctionnement neurologique soient si éloignés de la réalité scolaire ?
L’école est débordée, les orthophonistes et autres sont saturés parce que ces bases pourtant simples ne sont pas comprises, ou pas prises en compte ou difficilement applicables… Laissons tranquilles les quelques parents qui respectent bien souvent ces grandes lignes en instruisant eux-mêmes leurs enfants!
Changer de regard et de mots
Mettons donc les “-ismes” de côté, séparatisme et autoritarisme compris, et regardons les choses autrement : il est possible de vivre ensemble dans la laïcité (qui je le rappelle est “l’impartialité et la neutralité de l’État à l’égard des confessions religieuses”), la liberté et la diversité. C’est le chemin que j’ai choisi personnellement en quittant le cadre para-médical pour créer un lieu de jeu. J’exerce donc toujours le même métier car je n’ai renoncé ni à ma formation ni à ma vocation, mais en tant qu’animatrice culturelle. Ce changement d’étiquette me permet d’accueillir les familles autour d’ateliers (cuisine, travail du bois, projets plus importants de construction, jardinage, modelage de la terre, mosaïque, danse, chant… de nombreux ateliers sont nés en fonction des besoins et en relation avec des artisans et autres intervenants) et surtout, autour de temps de jeu libre, qui je le rappelle, est la racine du processus d’apprentissage et le pont vers toutes les acquisitions (lecture, écriture, raisonnement logique mais aussi sciences, géographie, absolument tout).
Je rencontre aujourd’hui des familles très diverses : certains enfants sont en échec scolaire, d’autres diagnostiqués, d’autres déscolarisés, d’autres encore instruits en famille depuis toujours… Un seul mot me vient pour qualifier le changement qui s’est opéré entre mon travail passé au sein du système éducatif et mon travail actuel à côté de celui-ci : la simplicité.
Tout est plus simple : les décisions que je prends sont les miennes, mon dialogue avec les parents n’est plus entaché d’un certain type de supériorité qui les cantonnait à un rôle de consommateurs, les enfants viennent en fonction de leurs besoins et aussi longtemps qu’ils le désirent, nos rapports ne sont plus basés sur l’obligation ou la dépendance ; nous décidons de travailler ensemble non pas à éduquer ni instruire les enfants mais simplement à leur fournir le terrain qui leur permettra de s’instruire. Cela demande beaucoup plus d’attention que de se contenter de donner un enseignement ou de rééduquer, mais quelle satisfaction de voir des individus devenir de plus en plus curieux, autonomes, responsables et le rester !
J’ai toujours adoré mon métier mais je sais mieux aujourd’hui en quoi il consiste : non pas aider, enseigner, rééduquer, mais rendre à chacun les moyens de sa propre expression, nourrir cette capacité innée d’apprendre et de communiquer. Les enfants n’apprennent à lire et ne se sociabilisent ni par obligation ni sur prescription mais uniquement par désir, qui ne peut naître que dans un contexte de liberté.
Les familles IEF
Je n’ai rencontré aucun enfant instruit en famille lors de mon expérience en institution, quelques-uns lorsque j’exerçais en cabinet libéral et beaucoup depuis que je travaille au sein de cette structure. Ceux que j’ai eu l’occasion de rencontrer en libéral vivaient au sein de familles suffisamment ouvertes et attentives pour avoir le réflexe, sans prescription extérieure, de s’adresser à un professionnel lorsqu’elles avaient un doute sur le développement du langage de l’enfant. Les suivis étaient en général de très courte durée car les enfants étaient demandeurs de résoudre une difficulté qui les gênait et non obligés de venir me voir pour répondre à des besoins extérieurs à eux-mêmes, ils étaient donc actifs et motivés, ce qui aide énormément. De plus, comme ces enfants passent beaucoup de temps avec leurs parents et que ceux-ci sont déjà investis dans le développement global de leur enfant, un court accompagnement qui consistait à expliquer les mécanismes en jeu et fournir quelques exemples de supports ou activités à privilégier permettait qu’ils soient rapidement autonomes.
Les familles IEF avec lesquelles je suis en relation aujourd’hui sont venues pour des raisons plus variées : au début, pour répondre à des difficultés puis les enfants ont souhaité continuer pour le plaisir de découvrir et d’être en contact avec des enfants et adultes extérieurs à leur famille, d’autres sont arrivés parce qu’ils étaient intéressés par un atelier en particulier, d’autres encore par simple désir de rencontres… Ce sont donc des enfants de tous âges, certains ont été scolarisés, d’autres jamais, certains ont été diagnostiqués, d’autres ont eu besoin d’un coup de pouce pour la lecture à un moment, d’autres non. Tous viennent parce qu’ils veulent partager et apprendre.
Ce sont des enfants ouverts, créatifs et qui ont confiance en eux ; ils n’ont pas les réflexes d’adhésion au groupe, de recherche de signes d’appartenance et de repli identitaire si caractéristiques des enfants scolarisés. Ils n’ont pas non plus l’habitude de se comparer ou d’entrer en compétition : ils décident d’apprendre, de construire, de s’intéresser à un sujet pour eux-mêmes et parce qu’ils en ont envie et non pour l’obtention d’une bonne note ou pour dépasser les autres. Ils sont également beaucoup moins sensibles aux phénomènes de mode et développent une pensée propre. Habitués à parler avec des adultes et enfants d’origines diverses, ils réfléchissent, se posent des questions, interrogent.
Ils sont habitués à des échanges variés car les parents, conscients de faire grandir leurs enfants dans un contexte qui reste très minoritaire (0,5 % de la population), sont vigilants et veillent à ce qu’ils ne soient ni isolés ni surprotégés, d’où l’existence de nombreuses associations qui réunissent ces familles, des partenariats avec les ludothèques et médiathèques et leur participation à de nombreux ateliers et activités proposés par les associations de quartier et autres structures. Ce sont des parents qui s’informent beaucoup au sujet des méthodes pédagogiques, se transmettent les supports disponibles, échangent sur les diverses façons de pratiquer l’IEF (école à la maison, apprentissages autonomes, unschooling…), partagent des lectures ou vidéos qui traitent de l’instruction, l’éducation. Certains ont fait des études supérieures, d’autres non, certains ont un niveau de vie élevé, d’autres non. Ils s’appuient beaucoup sur l’extérieur via une forme d’entraide et de recherche de complémentarité : ils vont chercher ailleurs ce qu’ils ne peuvent pas eux-mêmes proposer à leurs enfants ; l’un ira chercher un artisan, l’autre un musicien, un autre encore un professeur d’anglais, une orthophoniste ou un passionné de sciences.
Je ne me suis jamais posée la question de leur pratique religieuse jusqu’à aujourd’hui et je crois qu’ils sont pour la plupart non pratiquants, peut-être que quelques-uns vont parfois à l’église.
Très honnêtement, je ne vois pas le rapport entre l’instruction en famille et la religion et assez difficilement le rapport entre une religion et « les séparatismes ». Le seul lien que je parviens à établir entre « séparatismes » et « instruction » est celui de l’échec scolaire et de l’accentuation, par le système scolaire tel qu’il est organisé aujourd’hui, des différences de compétences, de cultures et de niveaux socio-économiques, système scolaire qui parvient à transformer, par un processus intrinsèquement uniformisant et sélectif, les facteurs de diversité en facteurs d’opposition.