Comme tout le monde, nous sommes bien embêtés, et surtout bien empêchés par le confinement: La Lisière et L’Éclos sont fermés.
Ils n’ont pas pour autant disparu et vivent avec ce confinement une expérience inédite : comment se rencontrer sans se rencontrer ?
Nous sommes encore en phase d’adaptation : avec certains la communication se fait par téléphone, avec d’autres par mail ou même courrier postal ! Le noyau dur de La Lisière a décidé de se retrouver en visioconférence parce que nous continuons à vivre et que tout ce que nous construisons et partageons ensemble ne peut pas être balayé par une loi restreignant nos libertés. Mais cela nous pose plusieurs questions : pourquoi continuer, comment et dans quel but ?
Le sens de continuer
Cet arrêt a déterminé à notre place ce qui est essentiel ou non. Oui, je l’avoue, suite à ce choc et ce qui se passe en ce moment, je finis par me poser la question du sens de ces lieux, La Lisière (lieu de jeu), L’Éclos (atelier du Jeu de Peindre) et des choix de vie qu’ils impliquent.
Sur internet, les idées d’occupations, exercices, films à visionner, musées à visiter en ligne, émissions à écouter, bricolage, yoga à distance … pleuvent.
Cela m’amène à constater que je consacre ma vie à de l’inutile et même que je vis dans un lieu, le 10Dalmatie, dédié à l’inutile. Ce collectif d’associations réunit La Lisière et L’Éclos mais aussi La Lanterne (une association de partage de savoirs et savoir-faire) et Yuki Ho (une association encore, dojo d’Aïkido et Katsugen Undo) – rien de tout cela n’est transposable par internet, ni même communicable parce que tout cela ne sert à rien.
La Lisière n’enseigne rien aux enfants, ne les occupe pas non plus, ne leur transmet aucune idéologie, pas même de survie… La Lisière ne sert absolument à rien. Quant à L’Éclos parlons-en, peindre pour peindre, même pas pour progresser, ni même pour se soigner…
C’est justement parce qu’ils sont parfaitement inutiles que ces lieux sont essentiels : non consommables, non commercialisables, non théorisables, non divulguables.
La seule chose qu’on peut faire avec La Lisière, c’est la vivre : découvrir que nous sommes tous différents, et que c’est parfois énervant, qu’en même temps chacun a une place indispensable, que sans programme nous sommes constamment occupés et désireux d’inventer, que sans enseignement nous apprenons, que sans système nous nous organisons, que sans grands discours nous nous comprenons, que sans verser dans la thérapeutique ou la psychologie nous prenons pourtant soin les uns des autres, que sans élire de chef ni édicter de lois il y a une direction, que sans coaching spécial les enfants retrouvent ou préservent l’estime d’eux-mêmes et la confiance dans la vie, voient les possibles avant d’imaginer les obstacles, donnent leur avis sans peur des contre-arguments ; ils agissent, construisent, jouent, parlent avant de se poser la question du sens. Celle-ci ne vient jamais avant, pour paralyser toute initiative, mais après, ponctuellement, pour ajuster la direction… et tout cela est tellement précieux !
La Lisière ne sert à rien parce qu’elle n’a pas été créée dans un but précis, elle s’est d’ailleurs construite au fur et à mesure et est devenue un lieu où l’on se retrouve, soi-même et ensemble. Pour ceux qui connaissent le Jeu de Peindre, le Closlieu et la Formulation n’ont pas non plus été inventés, ils sont advenus. C’est encore un point commun entre les essentiels : il ne s’agit pas de vues de l’esprit mais de nécessités.
Après tout, le confinement nous montre qu’on peut vivre, pendant un temps, en vase clos, dans un univers réduit à un cercle d’intimes. Avec un peu de chance si l’on habite à la campagne on peut même vivre en autarcie. Oui, mais la réalité c’est que nous avons besoin, plaisir et déplaisir à échanger, cela fait partie de l’être humain. Il y a des moments où les autres nous pèsent et où l’on voudrait s’isoler, et d’autres où les autres nous manquent, même si au final c’est pour se disputer, le contact humain est une nécessité !
Oui mais comment ?
Finalement, nous avons opté, avec certains, pour des rendez-vous virtuels. Il est beaucoup plus difficile d’échanger à plusieurs en visioconférence qu’en vrai, c’est même un dialogue totalement différent, parce qu’on s’entend moins bien mais aussi parce qu’on ne peut pas bouger comme on le souhaite, qu’on ne sent pas les odeurs, qu’on ne perçoit pas la respiration et les expressions des uns et des autres, en bref parce qu’il n’y a qu’un contact virtuel et pas de contact physique, et j’espère de tout cœur que les échanges inter-humains ne prendront jamais ce visage.
En même temps, si c’est le seul moyen de garder le contact, utilisons-le! Du côté des enfants, il n’y a eu aucune hésitation, dès le lendemain nous organisions une visioconférence.
Du côté des adultes, nous avions l’habitude de nous retrouver une fois par semaine pour parler de ce qui nous intéresse autour de la question de l’éducation. Ce qui est assez drôle, c’est que cela faisait plusieurs mois que nous échangions lors de ces réunions autour du livre “Contact” de Matthew Crawford (1) qui traite justement de l’invasion du virtuel et de ses implications. Les échanges par visioconférence n’enthousiasment personne. Et pourtant, nous allons les faire, nous n’allons pas seulement nous appeler individuellement, parce que ce moment particulier est l’occasion rêvée pour parvenir à un peu plus d’intimité et de sincérité dans nos rapports, il n’est plus vraiment temps de sauver la face mais plutôt de partager et créer ensemble à partir de la difficulté. Si nous étions une communauté, nous serions tous ensemble sans problème de visioconférence, nous ne sommes que des associations car nous tenions à ce que tout cela soit ouvert au public, nous voulions nous réunir tout en étant autonomes et ouverts à l’extérieur , il faut assumer!
Il y a aussi la question de l’argent. Voilà un vrai problème lorsqu’on veut fonctionner en auto-gestion. En quelques mots, il n’y a pas de patron au 10Dalmatie : les associations sont toutes locataires auprès d’une SCI et n’emploient aucun salarié. La SCI étant constituée uniquement d’associations et d’individus qui ont souhaité soutenir le projet du collectif d’associations, il n’y a pas de propriétaire vers qui décharger sa responsabilité.
Comment allons-nous sortir de tout ça ? Nous n’en savons rien, certains membres pourront soutenir les associations, d’autres non. Que faire ? Entretenir le lieu, agrandir la table de La Lisière, ranger les cartons à dessins, poser quelques étagères…
Puis, nous réfléchissons et travaillons : mise en place d’un blog collaboratif (2), écriture d’articles… non pas parce que nous sommes confortablement installés à la campagne et disposons d’une aisance qui nous permette de le faire mais parce nous voulons que tout cela existe.
Notre vie avant le confinement n’avait rien de robotique, nous nous occupions de nos enfants, nous consommions peu, nous travaillions au respect de la vie, celle de l’individu et de tout ce qui est vivant. Certains se disent soulagés de ce rythme effréné qui s’arrête, peut-être fallait-il s’arrêter et se poser les questions avant ? Faut-il passer par la déresponsabilisation (c’est ce qui se passe lorsque notre conduite nous est dictée par une loi extérieure à nous-même) pour vivre comme on le désirait ? Non, après, si cela peut provoquer des prises de conscience, tant mieux, parce qu’il y aura un après-confinement et qu’il sera temps de s’en souvenir, individuellement.
L’effet papillon
Voilà une autre révélation du confinement : La Lisière, L’Éclos et les autres associations s’occupent du réveil des individus, pas des mesures collectives. C’est un aspect qui rend les choses encore plus inconfortables : pas de grands concepts, de révolution collective ni de solutions universelles, uniquement le réveil individuel.
Effectivement, La Lisière et L’Éclos réunissent des groupes d’une dizaine de personnes, mais pas pour en faire des clans dans lesquels on vit pense et agit de la même façon. Cela représente un handicap de taille lorsqu’on souhaiterait trouver une solution, donner une direction et que tout le monde suive ! Il devient impossible d’entraîner les foules derrière soi en criant “Tous non-scos, démocratie, féminisme, écologie!” et pourtant parfois ça ferait du bien.
Mais ce n’est pas possible, parce que lorsqu’on cultive l’autonomie, on cultive aussi les différences, les nuances, les sensibilités particulières, et chacun fait son chemin, à sa manière. Cela ne donne lieu qu’à des hésitations, tâtonnements, petites révélations et infimes changements de cap individuels mais finalement, n’est-ce pas ce qui nous permet d’éviter la tragédie de “La Ferme des animaux” (3) ? Si les interactions collectives sont profondément indispensables et fécondes, les positionnements et prises de conscience durables sont individuels.
La Lisière et L’éclos ne réunissent pas des centaines de personnes et n’ont pas révélé LE programme idéal pour tous, ils ne concernent que quelques individus. C’est parfois déprimant lorsqu’on souhaiterait changer le monde, agir, mais il existe une autre voie que celle des mouvements de foule : l’effet papillon. Quelques personnes qui connaissent un autre rapport à la vie, aux apprentissages, à l’expression, c’est le début d’un changement.
Lorsque le confinement prendra fin, nous aurons bien besoin de boussoles, et surtout pas de GPS qui calculent le seul itinéraire possible en fonction de critères prédéterminés (4), alors oui, préservons soigneusement les inutiles essentiels!
Les enfants n’eurent plus le droit de jouer dans les rues, dans les jardins publics ou dans quelque autre lieu que ce soit. Si l’un d’eux était pris sur le fait, il y avait toujours quelqu’un pour le conduire au dépôt le plus proche. Quant aux parents ils risquaient une bonne sanction.
Les amis de Momo n’échappèrent pas à la nouvelle réglementation. Ils furent séparés en fonction de l’endroit d’où ils venaient et placés dans des dépôts différents. Là, on leur interdisait évidemment d’inventer des jeux. Ceux-ci leur étaient imposés par les surveillants et devaient toujours leur enseigner quelque chose d’utile. Du coup, les enfants désapprirent la joie, l’enthousiasme et le rêve. (5)
Photos 1, 2, 3, 4 : Jérémie Logeay