“Agis dans ton lieu, le monde s’y tient.
Pense avec le monde, il ressort de ton lieu.”(1)
Il y a plusieurs façons d’envisager le rapport entre individuel et collectif. Nous sommes habitués à une pensée logique, dualiste : soit l’individu s’affirme face au collectif, quitte à en sortir, soit il se plie à celui-ci et disparaît dans l’uniformisation générale. Il existe pourtant une troisième voie, assez évidente, qui est celle que la nature nous donne à voir : la diversité crée de fait un ensemble harmonieux, relié, où l’équilibre n’est pas synonyme d’opposition et de rigidification mais d’évolution concomitante et perpétuelle.
Lorsque l’individu a la possibilité de développer et d’exprimer les capacités qui lui sont propres, il participe au collectif de façon pleine et entière, individuel et collectif ne sont alors plus séparés et se rejoignent naturellement. Lorsque le particulier est accepté, respecté, favorisé, cela crée le contraire de l’uniformisation : une entente entre individus certes différents mais traversés par une nature commune, reliés par tout ce qu’ils ont en eux d’universel. Ceci n’est pas une pensée philosophique mais un constat suite à une expérience très concrète : sept années à m’occuper d’un atelier du Jeu de Peindre dans lequel une quarantaine de personnes de tous âges viennent peindre chaque semaine.
Nous savons qu’il existe des histoires universelles : les contes et mythes. Ces récits ne sont pas uniformes, ils prennent une couleur différente en fonction des régions et racontent pourtant les mêmes histoires : ils possèdent une structure universelle, témoins de l’inconscient collectif. Ils ont traversé les âges et continents et conservé toute leur saveur car ils résonnent avec ce qu’il y a de plus profond dans l’individu, au-delà des différences de cultures, de géographie etc.
Ce que nous savons moins, c’est qu’il existe également des tracés universels, ceux de la Formulation.
La découverte de la Formulation
Nous devons cette découverte à Arno Stern, reconnu expert technique de l’Unesco pour ses recherches. Tout commence en 1946, lorsqu’il fait peindre des enfants dans un orphelinat d’après-guerre. Pour des raisons pratiques, ceux-ci sont amenés à peindre sur des feuilles punaisées au mur alors que les peintures et pinceaux sont au centre de la pièce, aménagement qui donnera naissance à la Table-Palette. Arno Stern voit alors émerger des Tracés qui n’ont rien de comparables avec ceux rencontrés sur les feuilles d’écolier, il observe également le plaisir provoqué par cette activité qui semble correspondre à un besoin d’expression profond.
Porté par la puissance de cette première expérience, il ouvre ensuite un atelier en ville, “le Closlieu”, dont il s’occupe encore aujourd’hui. Dans le Closlieu, il constate à nouveau, dans les tableaux peints, ce phénomène de “structure universelle” : au-delà de ce qui est représenté, les mêmes Tracés apparaissent chez tous, suivant une évolution caractéristique qui est elle aussi la même pour tous. Si ces Tracés sont effectivement universels, cela signifie qu’il s’agit de quelque chose qui a à voir avec les fondements mêmes de l’humain. Arno Stern décide donc de partir à la rencontre de populations qui n’ont jamais été scolarisées afin de voir ce que des personnes à qui aucune forme de dessin n’a été enseignée traceront.
Entre 1966 et 1972, il part en Afghanistan, au Niger, au Mexique, en Nouvelle-Guinée, en Mauritanie, au Pérou et fait peindre des enfants et adultes qui n’ont jamais tenu ni stylos ni pinceaux entre leurs mains. Les documents qu’il rapporte de ces voyages sont exceptionnels et apportent la preuve qu’il existe un langage échappant aux conditionnements, qu’ils soient climatiques, ethniques ou culturels (2) : des Tracés qui sont les mêmes chez tous les individus, expressions de la mémoire fondatrice, organique (3), de l’être humain. Arno Stern poursuit ses recherches, les affine et répertorie les signes et phénomènes désormais connus sous le terme “Tracés de la Formulation”.
Des Tracés universels qui n’émergent pas tout à fait par hasard
Cette découverte s’est faite par hasard dans la mesure où Arno Stern ne cherchait rien en faisant dessiner des enfants. Pourtant, cela n’est pas arrivé de façon totalement fortuite non plus : il avait, sans le savoir, créé les conditions qui permettraient l’émergence de l’universel.
Ces conditions méritent qu’on s’y intéresse car elles sont un cadre, une ambiance, qui rendent possible pour tous l’expression d’un besoin intrinsèquement humain. Favoriser l’expression de ce type de besoins procure naturellement satisfaction et équilibre, sans besoin de recourir à aucune thérapie. Ces conditions peuvent être considérées comme des indicateurs, une orientation qui a pour but de favoriser l’autonomie, l’expression totale de chacun parmi les autres.
Dans un monde qui, “pour notre bien”, à travers diverses prises en charge, aboutit finalement à réduire l’autonomie de tous et à faire disparaître l’individu dans le collectif, l’atelier est un outil extraordinaire qui produit tout l’inverse. En filigrane, le fonctionnement de l’atelier nous indique des directions pour inverser les choses. En voici les grandes lignes : la réunion de l’individuel et du collectif, l’attention à chaque personne, l’absence d’enseignement, l’absence de regard, jugement, comparaison et … “l’enfermement libérateur”.
Commençons par la fin : Arno Stern parle effectivement d’enfermement libérateur (4) car l’atelier est un lieu clos, à l’abri des regards et codes extérieurs. Il ne s’agit en aucun cas de se confiner chacun chez soi afin de pouvoir être soi-même ni de se protéger des autres. C’est la possibilité d’entrer à plusieurs dans un monde où, pour un moment, les codes sociaux, les exigences extérieures, la quête de résultat, de performance et l’esprit de compétition sont laissés à la porte, ceci afin que chacun s’exprime pleinement dans un lieu où les autres ne sont ni des concurrents ni des étrangers devant qui paraître mais des compagnons, complices de la liberté entière que l’on vit ici. Cette rupture avec l’extérieur n’est nécessaire que parce nous vivons dans un certain type de société, occidental, qui ne sait plus laisser l’autre s’adonner librement à des actes gratuits ; lorsqu’Arno Stern est allé dans les contrées reculées rencontrer des populations “primitives”, les personnes peignaient dehors et cela ne limitait en rien l’expression, car le simple fait de regarder ce que l’autre trace ne venait à l’esprit de personne.
Individu et groupe en harmonie
L’atelier préfigure un monde dans lequel individuel et collectif ne s’opposent plus mais s’enrichissent mutuellement. Le groupe n’est pas un frein à l’expression individuelle mais la stimule, de même que chaque personne, par sa présence et l’expression d’un besoin qui lui est particulier mais résonne avec l’universel, participe à l’émergence de ces Tracés chez tous. La Formulation n’est pas un but en soi, il est cependant essentiel de la préserver et la stimuler dans la mesure où le fait de retrouver ces Tracés enfouis en chacun d’entre nous provoque le réveil de la spontanéité et de la créativité. Créativité ne signifie pas production d’œuvres. C’est une attitude dans la vie, une capacité de maîtriser n’importe quelle donnée de l’existence. (5) Ouvrir la porte à la Formulation, c’est tourner la clé qui permet à chacun de se réaliser, de retrouver ses capacités entières, de les développer et ainsi de participer pleinement à la collectivité.
Les petits enfants qu’on laisse jouer librement sont capables d’explorer des mécanismes pendant des heures, d’émettre des hypothèses et de les vérifier sans relâche, d’inventer, de prendre plaisir à réaliser par eux-mêmes, de rebondir sur les obstacles, avec un enthousiasme et une continuité que la plupart des adultes ne connaissent plus. C’est ce type de créativité que l’atelier favorise : une capacité de créer à l’infini, détachée du doute, du résultat et du regard des autres. Tous, dans l’atelier, quel que soit notre âge, profession, milieu social, pouvons retrouver cette vivacité, avec et parmi les autres. Comment est-ce possible ?
L’aménagement-même de l’atelier favorise l’expression individuel dans la communauté de moyens : l’espace de la feuille est individuel, voire intime, alors que les pinceaux et peintures sont au centre, sur la Table-Palette partagée par tous. Ainsi le passage de l’individuel au collectif est permanent et va de soi. Au-delà de cet aspect pratique, il est une condition préalable dont beaucoup d’autres découlent : l’absence d’enseignement.
Servir, c’est respecter la réalité de l’autre tandis qu’enseigner, c’est l’entraver (6)
La personne qui s’occupe de l’atelier n’est pas un maître qui enseigne le dessin, elle se met au service de chacun. Son rôle consiste à préparer les mélanges, punaiser les feuilles, apporter un pinceau, un tabouret… Elle transmet également des savoirs sur l’utilisation des pinceaux, le dosage de l’eau et de la peinture mais jamais elle ne se mêle de ce que la personne peint.
C’est un inversement total des rôles qui s’opère : la personne novice n’est plus un débutant inaccompli à remplir ou guider vers un modèle mais un individu qui a déjà tout en lui. Celui qui connaît la Formulation n’a d’autre rôle que de se mettre au service afin de favoriser l’expression de ce qui est déjà en chacun. Cette attitude est basée sur une profonde confiance en la nature humaine : chaque personne possède les capacités en accord avec ses besoins, il est inutile d’en insérer ni d’en perfuser d’autres qui lui seraient étrangères, en outre, nous parvenons tous à une expression, une langue commune, sans aucune nécessité d’imposer des modèles pour provoquer cela.
Cette attention confiante au particulier, aux besoins et particularités de chacun, définit l’ambiance de cet autre monde qu’est l’atelier. Ainsi, aucun jugement, aucune comparaison n’est possible, cela n’aurait aucun sens, ce qui supprime tout esprit de démonstration ou de compétition, chacun agit pour le seul plaisir de s’exprimer et de se réaliser.
Les règles du Jeu
Les règles d’utilisation des feuilles, pinceaux etc existent et permettent que le Jeu fonctionne, que chacun puisse utiliser la couleur qu’il souhaite, agrandir son tableau… Il ne s’agit pas d’une liberté défouloir où les autres ne sont plus perçus, pas du tout. Il existe des règles, parfois mêmes assez strictes, comme par exemple le fait que le pinceau qui correspond à une couleur ne peut pas servir pour une autre, ni même en toucher une autre qui ne serait pas sèche, sinon il ne pourrait plus être utilisé par soi-même et les autres pour sa couleur. Ces règles du jeu sont les mêmes pour tous mais elles sont énoncées différemment pour chacun, à un moment précis, car le but n’est pas de faire respecter les règles mais de créer, à travers chaque détail, une dynamique harmonieuse.
Enfin, dans l’atelier, les règles ont toujours une raison pratique, ainsi, elles ne dépendent pas de la volonté de la personne qui s’occupe de l’atelier mais font partie intégrante du Jeu et du lieu et cela est très important.
Cette absence totale d’autoritarisme qui ne signifie pas pour autant absence de cadre permet à l’atelier d’agir comme un miroir. On se surprend à vouloir doubler quelqu’un à la Table-Palette ou à désirer l’échelle alors qu’on n’en a pas besoin parce celui qui l’utilise a l’air de se faire plaisir… et personne ne dit rien, personne n’interprète ni n’analyse cela, l’atelier s’auto-régule : “tu veux une échelle? Ah elles sont déjà utilisées, prends un tabouret pour commencer” et la personne peindra sur ce tabouret, se dira peut-être qu’elle voulait ce que l’autre possédait ou non, mais reviendra à son monde, devant sa feuille puis plus tard, peut-être qu’une échelle sera libre, ou qu’un moment de complicité avec un autre aura lieu à propos des punaises ou d’un mélange… quoiqu’il arrive la personne sera toujours reliée à son propre univers et aux autres.
Parce que toute l’attention est portée sur le particulier et sur la vivacité potentielle de chacun, la personne qui peint n’est ni un numéro, ni un cas, elle est simplement une personne unique. Cela supprime toute possibilité d’évaluation, de classement, de jugement et rend à chacun ses pleins pouvoirs. Par la capacité d’expression que cela libère, chacun redevient libre et autonome et se découvre relié à l’universel.
Vivre cela, c’est savoir qu’un autre monde est possible, à portée de mains. Je vis cela chaque semaine et n’ai qu’une envie : le faire savoir. C’est pourquoi je souhaite désormais partager les aventures toutes simples de l’atelier : des histoires de punaises, de mélanges… alors à très bientôt.
Personne aujourd’hui dans le monde n’a le droit de proposer des modèles à d’autres.
Le modèle n’existe plus en tant que tel.
Mais la trace, c’est ce qui nous a permis d’avancer. (7)
Photos 1, 2, 5, 6, 7, 8 : Jérémie Logeay Photos 3, 4 : I.R.S.E. Arno Stern (Institut de Recherche en Sémiologie de l'Expression) Photo 9 : Nathalie Gailhardou
- Édouard Glissant, Poétique volume V : La cohée du Lamentin, Editions Gallimard, 2005. [↩]
- Arno Stern, Le Monde des Autres, Hommes et Groupes Editeurs, 1974. [↩]
- Arno Stern, Antonin et la mémoire organique, Editions Delachaux et Niestlé, 1978. [↩]
- Arno Stern, Les enfants du Closlieu, Editions Delachaux et Niestlé, 1989. [↩]
- Arno Stern, L’Expression ou l’homo-vulcanus, Éditions Delachaux & Niestlé, 1973. [↩]
- Arno Stern, Heureux comme un enfant qui peint, éditions du ROCHER, 2005. [↩]
- Edouard Glissant, conférence Images de l’Etre, Lieux de l’Imaginaire. [↩]