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Enfant, j’aimais jouer et écouter des histoires. Plus tard, je suis devenue orthophoniste, cela m’a amenée à considérer ces phénomènes naturels comme des médiations.
J’ai alors beaucoup creusé la question du jeu et des contes à travers des lectures, cours, conférences ; j’ai ensuite cherché dans ma pratique professionnelle à vérifier la valeur de ces outils, à analyser les effets de leur utilisation sur la construction du sujet et de son langage, à les expérimenter dans divers cadres thérapeutiques…
Progressivement, au contact des enfants, j’ai constaté que certains cadres étaient plus limitatifs que porteurs, que les attentes et interventions pouvaient réduire les possibles autant que guider. J’ai alors commencé à proposer des séances plus longues, pour laisser le temps à chaque enfant de choisir, entre dessiner, parler, jouer aux légos, sortir un jeu de société, se déguiser… J’ai observé : chaque enfant trouvait son chemin, sa façon d’utiliser tel jeu ou d’en inventer tel autre pour parvenir à aborder telle compétence, qui était justement celle qui lui faisait défaut.
C’est alors que je me suis souvenue qu’enfant, je jouais pour le simple plaisir de jouer, et que je n’aurais pas aimé que quelqu’un intervienne pour en décider autrement !
Ne pas déranger S.V.P.
Le constat était clair : les connaissances, intentions et interventions, aussi louables soient-elles, peuvent déranger. J’ai donc créé « La Lisière », un lieu de jeu ouvert à tous, avec ou sans problèmes, scolarisés ou non, sans autre but que de permettre aux enfants de jouer librement. Cette aventure a débuté il y a quatre ans.
Aujourd’hui, certains enfants viennent seuls avec moi, d’autres avec leurs parents, et un petit groupe de sept enfants se retrouve deux jours par semaine. J’ai également des échanges hebdomadaires avec chaque parent. Pourquoi ? Que pouvons-nous avoir à nous dire alors qu’il s’agit simplement de laisser jouer les enfants ? Beaucoup de choses, parce que le jeu n’est pas un divertissement, c’est un outil d’auto-construction.
C’est là toute la nuance : considérer le jeu avec sérieux, le respecter, ne pas le déranger, se retenir, sans pour autant laisser l’enfant livré à lui-même sous prétexte de non intervention. Nous, adultes, sommes habitués à séparer les choses : le temps du travail et celui de jeu, le travail dans le silence (et le jeu dans le bruit ?), « ne me dérange pas je travaille » (je me détends, tu peux me déranger ?), « c’est essentiel de laisser jouer les enfants, mais vous leur enseignez aussi les bases ? ». Aucun enfant ne se pose ce genre de questions, à moins qu’on ne les lui ait inculquées.
Tous les enfants qui viennent à La Lisière, dont certains n’ont jamais été scolarisés, savent lire et écrire, je n’ai jamais organisé de leçons. En revanche nous lisons beaucoup d’histoires, nous en inventons aussi, nous nous intéressons à divers sujets, nous cherchons des informations, lorsqu’un enfant veut écrire un message, il découvre qu’il y a un code, et je veux bien lui en donner les clés, petit à petit, en fonction de ses besoins. Ce ne sont pas des enfants exceptionnels, parmi eux certains sont arrivés mal en point, avec des diagnostics parfois lourds, mais tous ont retrouvé ou conservé la capacité de jouer, de chercher par soi-même, de poursuivre autant que nécessaire une expérience jusqu’à comprendre.
Laisser du temps
Poursuivre une expérience, parfois même la répéter un nombre de fois qui semble très excessif à l’entourage… Nos enfants ont-ils encore le temps de répéter ? Je ne parle pas de répéter un exercice de grammaire jusqu’à automatiser la règle enseignée mais de la répétition issue d’un besoin intérieur. Pour cela, il est nécessaire que l’enfant dispose de temps libre. Nous vivons une époque où il est déjà difficile de prendre le temps de naître, les grossesses étant de plus en plus suivies et organisées à l’avance, ensuite il faut prendre du poids, marcher, parler à deux ans, apprendre à compter, savoir lire à six… Ces repères sont utiles, ce sont des grandes lignes, il ne s’agit pas de s’abstenir de toute stimulation et de laisser les enfants végéter, mais d’écouter le rythme de l’enfant.
Les enfants qui viennent ensemble à La Lisière sont âgés de 5 à 10 ans. Celui de 10 ans a été soumis à beaucoup d’informations très tôt, principalement via la télévision. Plus tard, il a posé des questions relatives à tout ce qu’il avait vu, et s’est rendu compte qu’il répétait beaucoup de phrases toutes faites sans en avoir compris le sens ; ce fut un travail de reprendre les informations accumulées, les traiter et les trier. Il accorde désormais une grande importance à ce qu’il peut raconter ou non aux plus jeunes, choisit les livres qu’il lit avec eux en fonction de ce qu’ils connaissent déjà, parce qu’il a vécu l’expérience d’être dépassé par le rythme des informations extérieures.
Il nous est difficile de nous détacher de notions telles que « en retard » ou « en avance ». J’ai pu constater que la notion de vitesse est très relative. Pour prendre l’exemple du langage écrit : tel enfant s’intéresse aux lettres dès quatre ans mais n’ouvrira son premier livre qu’à dix, tel autre ignore l’orthographe jusqu’à dix ans et se plonge soudainement dans les règles de manière très efficace parce qu’un ami n’a pas compris ce qu’il voulait écrire, un autre écrit et lit depuis l’âge de cinq ans… tout cela n’a que très peu d’importance. Globalement, ils sauront tous lire et écrire lorsque cela leur sera nécessaire, à moins évidemment que, par des interventions maladroites, nous ne bloquions le processus naturel d’apprentissage.
Il est vrai que certains enfants ont davantage de difficultés que d’autres avec l’écrit, la réalité est qu’il en sera toujours ainsi, quelles que soient nos interventions, et cela n’est pas un drame. C’est un drame tant que nous restons fixés sur une évaluation qui pose un regard extérieur sur l’enfant. Si nous modifions notre point de vue, si nous nous intéressons à la façon d’apprendre de l’enfant, aux moyens qu’il met en œuvre pour pallier ses difficultés, car nous en avons tous, si nous l’aidons à développer cela, dans le temps qui lui est nécessaire, il sera capable de déployer des trésors d’ingéniosité, quel que soit son niveau d’orthographe qui n’aura plus grande importance. Cela demande de sortir des normes pour revenir à l’individu.
Laisser penser
Lorsque j’ai choisi de prendre le chemin de La Lisière, je souhaitais faire confiance aux capacités présentes en tout individu, mais je n’étais pas pour autant sereine concernant la question des apprentissages. Lorsque des enfants sont arrivés avec des difficultés importantes concernant le langage ou la communication, je ne me suis pas interdit d’utiliser certaines « techniques » sous prétexte qu’on ne devait que jouer librement à La Lisière.
Pour une enfant en particulier, nous avons travaillé à la construction de son langage sans relâche, de façon très formelle et intensive, comme je ne l’avais jamais fait auparavant. Cependant, la base était différente, cela correspondait au rythme et au désir de cette enfant. Auparavant, nous avions joué à nous occuper d’enfants (des poupées) pendant des mois, jusqu’au jour où elle a demandé à aborder et résoudre ce problème, et les progrès ont été surprenants.
De façon générale, après quelques mois, j’ai constaté qu’effectivement, à condition d’avoir une attention constante, les enfants apprenaient sans enseignement et demandaient de l’aide lorsqu’ils en avaient besoin. C’est alors qu’une autre phase commença : celle de la vie en groupe, car entre-temps les enfants avaient émis le désir de se retrouver à plusieurs.
Nous avons commencé avec des groupes de 3 enfants et une matinée par semaine avec un groupe de six. Bien sûr, je m’étais documentée sur la vie collective dans les écoles alternatives, la gouvernance partagée, l’auto-gestion… Une fois de plus, il fallut faire table-rase. Comme pour le reste, nous avons cheminé, nous n’avons adopté aucun système – ce que j’aurais pu faire – mais la notion de système aussi bien que son application réelle est étrangère aux enfants qui possèdent encore la capacité de s’adapter à chaque situation.
Cette année nous passons deux journées par semaines à sept, cela a mis l’accent sur la vie collective. Dans les faits, cela a simplifié les choses : nous n’avons même plus de réunions fixes, nous parlons quand c’est nécessaire. Il y a parfois des désaccords, nous les résolvons comme nous pouvons. Une chose est claire : nous sommes tous responsables de l’ambiance et de nos décisions. J’ai un rôle à part car j’organise à long terme, je gère certains aspects pratiques comme le fait d’appeler, une fois que nous avons décidé tous ensemble du programme, les intervenants extérieurs pour les ateliers terre, cuisine, mosaïque etc… J’ai aussi de fait davantage d’expérience, ce qui me vaut l’appellation de « grand schtroumpf », mais cela n’empêche pas de remettre en cause certaines de mes propositions ou actions.
Nous dialoguons, nous partageons un lieu, des expériences, des découvertes.
Grandir en toute intimité
Cette année fut aussi celle d’un grand changement : nous avons déménagé dans une maison, avec un jardin, au sein d’un collectif d’associations, « le 10 Dalmatie »1. Ce lieu a une histoire et réunit des associations qui ont une direction commune, ce qui permet entre autres l’intervention d’artisans qui souhaitent partager leur savoir-faire au sein de La Lisière. Mais au-delà des idées et directions communes, il y eut un élément essentiel dans ce déménagement : la maison était totalement délabrée ! Avant l’ouverture de La Lisière en septembre, un chantier de six mois a réuni les parents des enfants, des proches, les membres des différentes associations… les enfants ont suivi le chantier et sont arrivés dans un lieu où tout est unique, fait à la main, par nous-mêmes, en fonction de nos besoins.
Bien sûr, cela provoqua aussi une certaine effervescence, de ma part également : les appels de nouveaux parents, des personnes désireuses de visiter le lieu, l’idée d’organiser des portes ouvertes, de devenir une école indépendante, comme une école des apprentissages autonomes. Pourquoi pas ? Nous verrons, mais il y a une chose à sauvegarder : l’intimité. Celle-ci se ressent dans le respect du rythme de chacun, dans les hésitations pour décider d’un fonctionnement, le cheminement commun, les couleurs des murs, le mobilier, le matériel…
Je trouve que nous dérangeons bien souvent l’intimité des enfants : nous leur adressons la parole alors qu’ils ne nous y ont pas invité, nous les interrompons dans leurs jeux, nous décidons de ce qu’ils doivent savoir, nous les évaluons, nous exhibons la moindre création ou compétence dont nous estimons pouvoir être fiers… Ensuite, s’ils sont frustrés, nous compensons en leur offrant des choses, la possession remplaçant l’intimité. S’ils sont perturbés, nous leur offrons des soins considérés comme sérieux pour leur interventionnisme, comme ceux du docteur Knock2.
Je crois qu’il existe un autre chemin qui consiste à leur permettre de grandir en toute intimité.
L’espace potentiel entre le bébé et la mère, entre l’enfant et la famille, entre l’individu et la société ou le monde, dépend de l’expérience qui conduit à la confiance. On peut le considérer comme sacré pour l’individu dans la mesure où celui-ci fait, dans cet espace même, l’expérience de la vie créatrice. (…)
Il s’agit avant tout d’un mode créatif de perception qui donne à l’individu le sentiment que la vie vaut la peine d’être vécue ; ce qui s’oppose à un tel mode de perception, c’est une relation de complaisance soumise envers la réalité extérieure : le monde et tous ses éléments sont alors reconnus mais seulement comme étant ce à quoi il faut s’ajuster et s’adapter. La soumission entraîne chez l’individu un sentiment de futilité, associé à l’idée que rien n’a d’importance. Ce peut être même un réel supplice pour certains êtres que d’avoir fait l’expérience d’une vie créative juste assez pour s’apercevoir que, la plupart du temps, ils vivent de manière non créative, comme s’ils étaient pris dans la créativité de quelqu’un d’autre ou dans celle d’une machine.3
Photos : Jérémie Logeay