Et l’amour dans tout ça?

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Allez, j’ose ! Je vais vous parler d’amour… Bien obligée parce qu’en fait, je viens de m’apercevoir que je ne savais pas aimer et que j’étais loin d’être la seule. Comment ça ? Vous avez raison d’être choqués, surtout si vous me connaissez : je m’occupe d’un atelier du Jeu de Peindre, je pratique l’Aïkido, je passe ma vie avec des enfants et je souhaite que tous aient la possibilité de grandir librement avec attention et considération, j’ai aussi un compagnon avec lequel je partage tout ce qui me tient à cœur… Pourtant l’amour, j’avoue, je viens de le découvrir et encore même pas, je dirais plutôt que je l’ai aperçu. Mieux vaut tard que jamais !

La rencontre

Alors voilà, tout a commencé avec cette histoire de rencontre avec S. Pour ceux qui n’auraient pas suivi, S. est un jeune guinéen, orphelin, qui fait partie de ceux qu’on appelle « mineurs isolés », ce qui signifie migrant de moins de 18 ans. Après avoir traversé l’enfer, il est arrivé en France il y a environ deux ans. Mais tout cela vous le découvrirez dans le livre qu’il a lui-même écrit (1). Nos chemins se sont croisés il y a un peu moins d’un an, par hasard. En résumé, je ne voulais pas le rencontrer mais finalement comme il désirait écrire son histoire, j’ai accepté de corriger les erreurs d’orthographe. Suite à cela : découverte de son parcours, des conditions dans lesquelles vivent des milliers de jeunes comme lui, de l’Histoire qui a menée à tout ça, choc, rencontre. Puis, jeunes expulsés du squat où ils tentaient de survivre aidés par des associations, problèmes de papiers, mon compagnon et moi proposons à S. de venir chez nous. Une nouvelle vie commence, à trois, sans lien de parenté mais avec la sensation de s’être reconnus.

Voilà, je fais bref et télégraphique pour ne pas verser dans le sentimentalisme et le misérabilisme, qui n’ont rien à voir avec l’amour, mais je vous assure que si je voulais je pourrais vous faire pleurer à chaudes larmes sans même sortir les violons.

L’histoire commence donc là : nous prenons la décision d’héberger S., sans savoir pour combien de temps et en lui précisant à l’avance que ce n’est peut-être pas l’accueil idéal. En effet, nous lui proposons un lit au grenier et un accès très limité au reste de la maison qui est occupée toute la semaine par les enfants de la Lisière et les parents et enfants qui viennent en orthophonie et, quand il n’y a pas tout ce petit monde, soit nous sommes absents, soit nous faisons le ménage. Ça lui va.

Autour de nous, tout le monde s’intéresse à cette histoire, enfants et adultes : « D’où vient-il ? Comment va-t-il ? Est-ce qu’on peut aider ? » Mais, déjà, il y a quelques mises en garde, pour notre bien à tous bien sûr ; ne pas trop s’attacher, être bien conscients de la complexité de la situation… Au fil du temps, les questions se font plus précises : « Comment occupe-t-il ses journées ? Que va-t-il se passer après ? Où en sont ses papiers ? »

Du côté des enfants, les mêmes questions reviennent tous les jours dans le même ordre : « Est-ce que S. est là ? Tu crois qu’on peut lui demander de venir jouer avec nous ? Il va venir manger avec nous ?! Tu crois qu’il voudra bien nous entraîner au foot ? »

Le quotidien

Le temps passe, on aime la vie qu’on partage, on est contents de s’être rencontrés, on est même très touchés. Les histoires de papiers, formation etc avancent. Là les commentaires changent parce qu’il se trouve qu’on parle davantage de lui puisqu’on vit ensemble : « Vous l’aimez sacrément hein. Vous vivez une drôle d’aventure. C’est fou quand même. Vous pensez l’adopter ? ». On s’est posé la question, non pas qu’il ait spécialement besoin de parents ni nous d’enfant mais plutôt parce que cela peut aider sur le plan légal.

Le temps passe encore. En fait si nous devions nous séparer maintenant nous nous manquerions. Nous commençons à bien nous connaître. On aime être ensemble. Chacun fait sa vie mais on fait très attention les uns aux autres. On devient une sorte de famille. On ne compte plus le temps qu’on partage, ce qu’on s’échange, les services qu’on se rend, voilà on est ensemble ! Là les commentaires changent encore « Mais vous êtes tombés amoureux ! Vous avez lu ce livre sur la difficulté d’accueillir des migrants, sur les dangers du maternalisme ? C’est important qu’il comprenne certaines choses, vous avez un rôle éducatif envers lui… »

Aïe Aïe Aïe, le vent tourne…

Puis un jour, ça tombe : « vous lui faites confiance » et cette phrase a des airs de « vous ne devriez peut-être pas ».

Ouille ! Ça fait mal, très mal.

J’ai l’impression d’entendre beaucoup de choses derrière cette petite phrase : « il est noir, il est pauvre, vous êtes généreux, peut-être qu’il en profite, que vous vous attachez alors que lui prend juste tout ce qu’il peut… ». Depuis presque un an que nous nous connaissions, ces questions ne m’avaient pas traversée et je sais pourquoi : je ne les aime pas et j’ai soigneusement évité de me les poser. D’ailleurs elles me mettent en colère. Puis je me dis que ça peut être utile de se les poser quand même, finalement c’est très bien que quelqu’un les ai soulevées, ça va m’aider.

Alors, consciencieusement, je travaille à y répondre. Je prends du recul, j’observe les réactions de S., j’éduque, heureusement avec beaucoup de doutes et d’hésitations car je continue de réfléchir aux questions soulevées.

Aide Sociale à l’Enfance

Et puis c’est bien joli de vivre au jour le jour mais en tant qu’adulte responsable éducateur je dois aussi penser à l’avenir : je vais appeler l’ASE pour me renseigner sur cette histoire d’adoption.

J’appelle, ce n’est pas le bon service évidemment, une responsable va me rappeler. Personne n’appelle. Je rappelle. Quelle chance je suis tombée sur la responsable. J’explique la situation. Réponse :
– « ah oui c’est un mineur isolé »
Ouf ! l’étiquette est trouvée, nous allons peut-être pouvoir avancer.
– « mais vous êtes quoi pour lui ?
– justement rien, il vit chez nous
– alors vous êtes parrain, marraine »
Re ouf, deuxième étiquette, on entre dans les cases.
– « et donc, nous nous demandons s’il ne serait pas préférable de formaliser quelque chose, aussi parce qu’il est très jeune et tout seul, il est orphelin..
– vous êtes sûre qu’il est orphelin ?
– oui
– vous avez un papier le prouvant ?
Par réflexe je réponds :
– oui
– alors dans ce cas c’est possible, il faut que vous contactiez un avocat et ensuite vous reviendrez vers nous.
– merci »

Ce coup de téléphone me laisse songeuse… C’est une bonne nouvelle, j’en parle à S., il est content aussi, je ne sais pas pourquoi mais j’omets de lui parler de cette histoire de papier prouvant le décès de ses parents.

La nuit, je n’oublie pas : pourquoi est-ce que ça a été la première question ? Parce qu’on part du principe qu’il ment ? Il ment ? C’est encore moi qui fais trop confiance ? Mais pourquoi est-ce que dès que ces jeunes ouvrent la bouche on suppose qu’ils mentent ? Ils disent qu’ils sont mineurs on leur répond que c’est faux, ils disent qu’ils sont orphelins on leur demande de le prouver. Et peut-être qu’ils mentent un peu après tout puisqu’il faut absolument cocher les cases. Mais qu’est-ce qu’on en a à faire qu’ils mentent ou non, on le voit bien qu’ils sont jeunes, sans parents, sans logement, sans argent, sans papiers, sans rien !

Je sens que la réponse aux questions est en train de venir.

Pause chantier

Là-dessus, un chantier arrive. Mes lecteurs assidus savent que la vie de ce lieu est marquée par les chantiers, de grands chantiers collectifs intenses et formateurs. Celui-ci est un peu bancal, c’est une suite de chantier… Concrètement il n’y a pas grand-chose de collectif : quelques personnes répondent à une nécessité, d’autres ne sont même pas au courant qu’un chantier est en cours ! Alors pourquoi me suis-je sentie obligée d’être là à cette date ? Parce que de mon point de vue c’était collectif puisque ça concernait le lieu partagé par tous. Je me demande si finalement, s’il s’agissait de faire réparer le toit et les gouttières, il n’aurait pas mieux valu appeler un artisan inconnu, convenir d’une date et payer… Si ça n’est ni collectif ni partagé, autant faire vraiment efficace. J’adore les histoires mais je déteste qu’on s’en raconte, je n’aime pas me faire emporter par des mots qui ne correspondent pas aux faits.
(Finalement il était assez formateur ce chantier-ci aussi…)

Oulàlà les réponses arrivent :

D’ailleurs, à propos de mots, je ne suis ni responsable ni éducatrice de S. Nous avons tous les deux vécus l’un sans l’autre avant de nous rencontrer. J’aime S., oui, c’est vrai. Et j’espère bien qu’il profite de nous, de notre attention, de notre nourriture, de notre argent, de notre maison, de notre amour ! J’espère bien qu’il en profite. Nous, parce nous sommes un peu nos ancêtres et que nous continuons à le faire par réflexe, avons ruiné son continent, exploité son peuple, pillé ses ressources, dévalorisé, déshumanisé ceux de sa couleur de peau… j’espère bien qu’il en profite !!!!

Et l’autre avec son histoire d’acte de décès qui sous-entend tout naturellement « il est noir, il est pauvre, il vous ment probablement ». Ce n’est plus du racisme, c’est de la haine et de la méfiance généralisées, partout, tout le temps. Nous baignons dedans, nous sommes éduqués à la haine et la peur et nous les propageons.

C’est à pleurer ce genre de propos, d’ailleurs j’en pleure. Comment avons-nous pu devenir de tels monstres ? Comment avons-nous pu oublier que nous sommes tous frères ? Comment pouvons-nous laisser des enfants, ou jeunes si vous préférez, à la rue ? J’ai l’impression d’avoir dix ans et de découvrir que le monde est moche. Je le savais pourtant, je n’ai plus dix ans, mais je n’avais pas réalisé à quel point nous ne savions plus faire confiance et aimer.

Réfléchissons

Je suis visiblement du côté de ceux qui peuvent se demander si l’on profite d’eux.
S’il le faut, posons-nous la question : qu’ai-je à perdre ? Je n’ai ni voiture, ni maison, ni biens, ni enfant. Je partage mon quotidien avec un compagnon qui ne m’appartient pas, un chat qui a pour seul maître son instinct, une quarantaine d’enfants qui découvrent le monde. Tout cela a beaucoup de valeur et j’en prends grand soin mais rien ne m’appartient et je ne le souhaite pas. L’idée de la possession, de la propriété, nous abîme parce qu’elle génère la peur de perdre, de donner.

Oui, mais la réalité dans cette histoire est que je possède un toit, de l’argent, des papiers et S. non. Il y a de fait un déséquilibre et avec lui la possibilité pour moi de me sentir généreuse et pour lui de profiter, c’est vrai. Pourtant, depuis le début je ressens un échange, un partage dans le fait d’accueillir S., je n’ai pas l’impression de donner ni de prendre. Comme le dit très justement Sophie Djigo (2),  La relation d’accueil est périlleuse car chacun met en gage sa confiance en acceptant de vivre avec l’autre. L’enjeu pour les accueillants/accueillis est de faire famille ensemble. Il semblerait bien que le risque existe des deux côtés alors que faire ? Éviter tout risque ou bien vivre cette aventure avec confiance et amour plutôt qu’avec suspicion et méfiance ?

Je n’ai pas de réponse, d’autant moins que ce sont les questions en elles-mêmes qui me dérangent. Sophie Djigo dit encore ceci : L’accueil est aussi un levier de l’émancipation parce qu’il envisage la famille comme un lieu de co-construction où les individus apprennent à nouer des liens de parenté débarrassés des critères biologiques, ethniques, ainsi que des relations sexuées de domination. La famille n’est plus alors un lieu de pouvoir, au sens où elle produit/reproduit des mécanismes de domination, elle devient, comme la décrivait l’intellectuelle féministe bell hooks au sujet des femmes racisées issues d’une classe sociale défavorisée, un espace de protection, d’authenticité, de sécurité, à l’abri de discriminations sexistes ou de violences racistes. Voilà un argument qui pourrait amener beaucoup de personnes à se lancer dans l’accueil de jeunes migrants car nombreux sont ceux qui rêvent de réinventer la famille et de sortir des rapports de domination.
Pourtant, rien de tout cela ne me convainc.

Une question, qui celle-ci vient de moi, me poursuit : pourquoi cette situation suscite-t-elle autant de questions et réflexions ?

Il semblerait que les raisons soient multiples : pour certains il est important de se méfier, pour d’autres le rôle d’accueil devrait revenir à l’État, pour d’autres encore de telles injustices ne devraient pas exister… D’un certain point de vue, toutes ces raisons sont bonnes.

Profitons

Et si nous changions de point de vue justement : le monde est ce qu’il est, la vie crée des situations et nous avons la chance de pouvoir y répondre si nous le désirons, est-il nécessaire de se justifier et de se convaincre soi-même du bien-fondé de l’élan qui nous pousse à ouvrir la porte, faire confiance et aimer ?

Doit-on obligatoirement considérer tout geste d’humanité, de fraternité, comme potentiellement périlleux ? Si nous en sommes réellement arrivés au point où l’Autre, l’étranger, l’inattendu représentent un tel danger, je ne vois pas comment encore parler d’éducation ou de toute autre considération profondément humaine, si nous en sommes là contentons-nous d’acheter des kits de survie et ne parlons plus du tout, survivons !

Toute rencontre est une aventure, celle-ci est sans doute rendue plus complexe par son contexte, certes, mais comme souvent, je constate que les enfants ont conservé quelque chose d’essentiel qu’on peut appeler la spontanéité, l’enthousiasme ou l’amour :

« Il est là S. ? Tu crois qu’on peut lui demander de jouer avec nous ?  Il va venir manger avec nous ?! Tu crois qu’il voudra bien nous entraîner au foot ? »

Dans ces quelques interrogations rituelles, il y a tout : d’abord on vérifie qu’il est là parce que tout peut toujours changer, ensuite on ressent une immense envie de se rapprocher, on s’assure quand même de l’accord de l’autre et si c’est bon on y va, on partage, on s’aime et on en profite !

Si l’amour ne suffit pas (3), il reste la base. Alors nous allons joyeusement profiter les uns des autres, ainsi nous finirons tous perdants, gagnants… et sereins parce que l’amour redeviendra tel qu’il est : illimité.

Justice is what love looks like in public,
just like tenderness is what love feels like in private. (4)
Dr Cornel West

  1. Le chemin si je savais, à paraître prochainement []
  2. Sophie Djigo, Isabelle Delpla, Olivier Razac, Christiane Vollaire, Des philosophes sur le terrain,, CREAPHISEDITIONS, 2022 []
  3. Bruno Bettelheim, L’amour ne suffit pas : le traitement des troubles affectifs chez l’enfant, Fleurus, 1983 []
  4. « La justice est ce à quoi ressemble l’amour dans la sphère publique, tout comme la tendresse est la façon dont on ressent l’amour dans la sphère privée. » Dr Cornel West, professeur de philosophie au Union Theological Seminary et professeur émérite à l’Université de Princeton. []