“Ce qui dans les médias, dans les conversations courantes, ignore, maltraite, humilie le sens exact des mots, s’en prend en fait à la dignité de chaque être humain (…). Enjeu stratégique, le langage est la barricade qu’il faut remblayer inlassablement pour tenir l’ennemi à distance ; l’ennemi, c’est-à-dire ce jargon sclérosé de la télévision, de la radio, de la publicité, de la politique, qui tient une place envahissante dans notre quotidien.” (1)
Quel titre ! D’abord, pourquoi LA vérité ?
Il est de bon ton, en cette époque marquée par la communication mais surtout par les réseaux sociaux et le permanent “que pense-ton de ce que je communique ?” qu’ils instaurent, de préciser, dès qu’on ose donner son avis, qu’il ne s’agit pas de LA vérité car les vérités sont multiples, chacun trouvant celle qui lui correspond etc.
À chaque fois que je croise un rappel de ce type, je ne peux m’empêcher de penser “Évidemment! On le sait tous qu’il n’y a pas de vérité unique, y-aurait-il de plus en plus de personnes qui le croient, ou qui l’espèrent, pour que nous ayons si souvent besoin de le rappeler ?”. Je n’ai pas de réponse à cette question. Ce que je constate en revanche, c’est que ce genre de rappels possède un effet dévastateur sur la capacité des personnes à se positionner, assumer et évoluer. Sous couvert d’ouverture et de tolérance, c’est un appel à une modération permanente de nos propos et ressentis.
Avez-vous déjà observé des enfants inventer une histoire lorsqu’ils jouent ? Si l’un d’entre eux agit d’une façon qui ne leur semble pas cohérente avec l’histoire, en général le dialogue qui a lieu n’est pas du type “tu penses que c’est ça la vérité mais il y a plusieurs vérités alors on pourrait aussi prendre en compte une autre vérité qui me correspond mieux afin de nous compléter par nos vérités diverses et construire ensemble”. Non, le dialogue est beaucoup plus tranché :
“- Non, c’est impossible que tu fasses ça, ça n’existe pas chez les héros fantastiques!
– oui mais moi je dis que ça existe
– ça ne peut pas exister parce qu’on a le pouvoir de se transformer
– oui mais moi j’ai le pouvoir du feu
– tu peux pas puisqu’on ne connaît pas le feu
– on n’a qu’à dire que je l’ai découvert
– ah oui alors pendant que j’étais parti en mission, toi tu avais découvert….”
et l’aventure continue, de plus en plus riche des inventions de chacun. Ce qui permet cette véritable co-construction, ce dialogue, cette évolution de la pensée de chacun, repose justement sur le fait que chacun est totalement convaincu de son histoire et de sa logique, l’exprime, la partage avec les autres et l’amène ainsi à évoluer. Si chacun attendait de savoir ce que pensent les autres avant d’engager le jeu et proposer des actions, rien ne se passerait.
Ce que les enfants savent intuitivement, c’est que le jeu, pour commencer, prend départ dans la réalité et l’interaction, alors que les discussions et recherches de compromis théoriques amènent en général soit à une fatigue généralisée avant d’avoir commencé quoi que ce soit, soit à une dispute. Cela ne signifie pas pour autant qu’ils s’abstiennent de tout dialogue et sont incapables de communiquer sans agir, mais plutôt qu’ils se caractérisent par une “entièreté” dans leurs propos et actions, quelque chose d’assumé qui crée de la réflexion collective.
Sur ce point comme sur beaucoup d’autres, je pense que nous avons beaucoup à apprendre d’eux, car finalement, lorsque nous lissons nos propos et précisons qu’il ne s’agit surtout pas d’une vérité, que craignons-nous? Peut-être avons-nous peur que les autres ne possèdent aucun esprit critique, que des centaines de moutons soient prêts à nous suivre et penser comme nous, que personne ne réagisse si nous nous trompons? Ce que montrent les enfants dans leur jeu, c’est qu’ils n’ont pas ces peurs, ils ne se posent même pas la question de savoir ce que peut provoquer ce qu’ils expriment dans l’avenir ou dans le regard des autres, ils savent que l’on peut affirmer une chose à un instant et son contraire un peu plus tard ou avec un autre interlocuteur, que la créativité naît aussi des erreurs et désaccords, que tout évolue en permanence mais que l’instant présent est, sur le moment, tout, et que si chacun le vit pleinement, des choses se passent.
Le phénomène des “hyper” est directement lié à ce constat. Récemment, en janvier 2019, a eu lieu la première édition de la journée nationale de l’hypersensibilité. Pour Carl Gustav Jung, Saverio Tomasella ou Elaine Aron, il ne s’agit pas d’une pathologie puisqu’elle concerne 15 à 20% de la population et se caractérise par une sensibilité plus haute que la moyenne, provisoirement ou durablement, pouvant être vécue avec difficulté par la personne concernée elle-même ou perçue comme « exagérée », voire « extrême », par son entourage. Cependant, le terme commence à être employé de plus en plus fréquemment pour définir enfants ou adultes, les milieux de l’éducation, de la psychologie et de la médecine s’en emparent, il est systématiquement associé aux descriptifs de la précocité ou des hauts potentiels, dans la grande mouvance des profils atypiques, et nous ne sommes pas loin de considérer cela comme un handicap, voire un nouveau diagnostic…à traiter.
Ceux que l’on qualifie aujourd’hui d’hyper-sensibles sont définis par les caractéristiques suivantes, plus développées que “la moyenne” : le besoin d’analyser et d’aller au fond des choses, un grand sens de l’empathie, ils pleurent plus souvent, supportent mal les environnements bruyants, ont des épisodes anxieux ou dépressifs, mettent du temps à prendre une décision, sont contrariés s’ils font le mauvais choix, ont le sens du détail, détestent la violence au cinéma, sont très sensibles aux critiques, présentent une peur des autres ou un surinvestissement affectif des relations amicales ou amoureuses… Mais bon, rassurons-nous, “L’hypersensibilité chez l’enfant n’est pas une maladie, mais un trait de caractère associé souvent au TDA/H “. (2). Là, en revanche, nous tenons le trouble ! C’est officiel, inscrit dans le DSM-5 (3), le trouble déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité est un trouble développemental caractérisé par trois types de symptômes pouvant se manifester seuls ou combinés : des difficultés d’attention et de concentration, des symptômes d’hyperactivité et d’hyperkinésie et des problèmes de gestion de l’impulsivité.
Les publications sur ces sujets sont nombreuses, qu’il s’agisse de descriptifs médicaux, de conseils de prise en charge ou de témoignages. Elles peuvent avoir un intérêt, en tout cas celui d’informer, mais elles comportent également le risque de faire oublier la prise de recul nécessaire par rapport au cadre qui les définit.
Quel est ce cadre ? Celui d’un monde bien particulier : marqué par un système scolaire où les enfants sont censés passer six heures par jour assis, concentrés et dans une attitude d’écoute, caractérisé par une intense communication visuelle qui sur-stimule nos capacités d’attention, défini comme officiellement non-violent alors que les situations de violence et d’injustice ne manquent pas, notre langage lui-même est lissé, extérieurement bienveillant, ouvert aux autres, ce qui ne reflète pas toujours notre intérieur, le bruit est omniprésent, la compétition commence à l’école et se poursuit dans le monde du travail…
Dans ce contexte, certains individus réagissent encore aux bruits, aux images, à la violence, aux injustices, aux émotions non-dites, ne sont-ils pas tout simplement humains dans un monde qui l’est de moins en moins ? Cette question ne vise absolument pas à minimiser l’importance des besoins spécifiques de chaque individu, ni à réduire la difficulté à y répondre, bien au contraire, je ne nie pas les questionnements et cheminements que certains caractères ou traits spécifiques exigent. Je ne suis pas médecin, n’exerce plus en tant qu’orthophoniste depuis longtemps maintenant et ne cherche même pas à étayer mes propos à l’aide de termes scientifiques ou références théoriques, je m’interroge en tant qu’humaine sur les conséquences que peut avoir le fait d’accepter ces qualifications d’ “hyper” comme réelles dans le contexte actuel.
“Hyper”-sensible, d’accord, mais quelle est la place laissée à la sensibilité dans nos vies ? “Hyper”-actif dans quel champ d’activités possibles ?
Atypique par rapport à quel profil humain typique ?
Le lien entre LA vérité et les “hyper” se trouve à cet endroit : l’habitude et l’encouragement à lisser nos propos, nos émotions et qualifier tout ce qui dépasse ou dérange d'”hyper”. Il ne s’agit pas non plus de hurler ses vérités, d’encourager à l’inadaptation ou de réduire les conséquences de comportements incontrôlés, mais plutôt d’être conscient de cette logique de lissage, de la possibilité de la refuser et au moins, de celle de ne pas s’auto-étiqueter.
Il existe une alternative, d’abord individuelle mais qui peut influer sur le collectif, celle de laisser le qualificatif d'”hyper” aux hypermarchés, car il s’agit bien dans ce cas d’une situation où l’écart entre le besoin de l’individu (se nourrir et se vêtir) et l’expression de ce besoin dans la réalité (l’hypermarché) correspond à la définition du préfixe “hyper” : élément qui exprime l’excès, le plus haut degré.
Photo 1, 2, 3, 4 : Jérémie Logeay
- Mona CHOLLET, La tyrannie de la réalité – “La Langue comme arrière-monde”. 2004. Gallimard. [↩]
- interview de Catherine Pierrat pour Doctissimo, psychologue à Nice, spécialisée dans l’accompagnement des familles [↩]
- American Psychiatric Association. (2013). DSM 5, Diagnostic and Statistic Manual of Mental Disorders : American Psychiatric Association. Le trouble est reconnu lorsque ces symptômes se manifestent de manière persistante, sur six mois ou plus, et de manière suffisamment importante pour poser un obstacle développemental ou perturber l’insertion sociale ou encore le travail scolaire. LeDSM-5 indique que le TDAH peut être comorbide à de multiples autres troubles, comme le trouble oppositionnel avec provocation (TOP) ou le trouble explosif intermittent (TEI) ainsi que de multiples troubles spécifiques des apprentissages, des troubles du sommeil, des troubles anxieux, de l’humeur. [↩]