J’écris d’en bas, depuis la Lisière (1), les deux pieds sur terre. À la Lisière de paysages denses : des forêts luxuriantes, des déserts, des toulousaines en briques, des petits jardins, des barres de béton, des terrains vagues. À l’intérieur, des êtres humains : privilégiés, éveillés, sans papiers, immigrés, en difficulté, surdoués, scolarisés, non scolarisés, jeunes, très jeunes, âgés, très âgés.
Qu’est-ce que je fais au milieu de tout ça ?
Le jour, je marche, j’ai la chance de traverser plusieurs fois par semaine les frontières grâce à mes multiples passeports, cartes d’identité et autres papiers d’autorisation : lundi vendredi orthophoniste, mardi jeudi animatrice, mercredi samedi servante du Jeu de Peindre.
La nuit, je dors, dans une maison qui est à la fois une chambre, le terrain de jeu d’une vingtaine d’enfants et un cabinet paramédical entouré d’un dojo (2), d’une association de partage de savoirs et savoir-faire (3) et d’un atelier du Jeu de Peindre (4).
Comme tout le monde, je vais aussi sur internet, écoute et lis le monde à travers les média : éducation, immigration, économie, sécurité, crises, guerres… et je me dis : vu d’en bas, le monde est beau, d’en haut aussi finalement, peut-être que ce qui enlaidit le monde, la vie, c’est lorsqu’on les regarde de haut.
Je vous invite donc à une grande descente, non pas aux enfers mais sur terre.
Atterrissage
Bref passage sur internet, bienvenus dans “la terre vue de haut” : émeutes, mixité sociale, quartiers populaires, responsabilisation, répression, insertion, logements, force d’action républicaine… Tout cela donne le vertige, pose des problèmes, appelle à trouver de grandes solutions, pérennes, stables, efficaces.
Heureusement, je suis sauvée par le “toc toc toc” à la porte. Bienvenus dans la terre vécue en bas : A. vient d’arriver, accompagné par ses parents. Il a quatre ans, ses parents sont marocains, ils parlent mal le français, très bien l’arabe, A. quant à lui parle très peu et bégaie beaucoup.
Dès le premier jour, nous nous sommes rencontrés, comme seuls des êtres vivants peuvent le faire. Nous nous sommes d’abord toisés : pour eux j’appartenais aux catégories “école” et “docteur”, sans doute aussi “riche” et “propriétaire” en ouvrant la porte de la maison, “femme”, un peu “vieille” et “blanche”. Pour moi ils appartenaient aussi à des catégories : “origine étrangère”, “femme voilée”, “enfant en difficulté”, “famille nombreuse”, “jeune”, “quartier populaire”.
Tout cela était vrai, mais l’être vivant – humain ou animal – en reste rarement à l’étape de “se toiser”, nous nous sommes ensuite reniflés, approchés et, en bons humains, nous avons parlé. Les catégories ont laissé la place à la complexité, la découverte : finalement il s’avérait que j’avais l’air de ne pas trouver si formidables l’école et les docteurs, que j’étais un peu bizarre, drôle même parfois et pas si riche, peut-être même pas si vieille et pas si femme et eux n’étaient pas si marocains, pas si immigrés, pas si “en difficulté” … le choc de l’atterrissage fissurait les carapaces.
Exploration de la planète terre
Une fois les identités extérieures tombées, nous avons commencé à travailler ensemble autour du problème : le bégaiement. Tout le monde s’accorde sur ce point : les causes du bégaiement sont multiples et propres à chaque personne. Mais finalement pour A., avant de s’occuper du bégaiement, peut-être fallait-il d’abord s’intéresser au langage.
Les parents ont suivi tous les conseils : le scolariser le plus tôt possible pour qu’il apprenne le français, ne pas lui parler en arabe, faire des jeux éducatifs… Je me retiens difficilement de dire qu’il aurait fallu faire tout l’inverse : asseoir la langue maternelle, travailler les prémices du langage : attention conjointe, jeu spontané (qui ne se trouve pas dans les boîtes de jeux éducatifs), jeux répétitifs à deux, musique etc. Je ne dis rien, nous commençons le travail : la première fois A. est terrorisé, la seconde il s’endort au bout de quelques minutes. À partir de ce jour il arrive en courant deux fois par semaine, le sourire aux lèvres et il joue, joue, joue et… parle !
Sa mère commence elle aussi à parler, elle savait tout : elle avait bien eu envie de lui faire des massages, de jouer davantage avec lui, d’aller à la ludothèque, d’écouter de la musique, elle a remarqué qu’il ne bégaie pas s’il a du temps pour jouer tout seul aux voitures, il a eu certaines grosses peurs, elle trouve quand même plus facile et naturel de lui parler en arabe, d’ailleurs il ne bégaie pas en arabe… nous nous prêtons mutuellement des jeux, des livres, des comptines, nous échangeons des adresses, nous rions.
Premiers pas
Alors non, nous n’avons pas résolu en un mois le retard de langage, nous n’avons pas non plus réglé leurs difficultés de logement, emploi, insertion ni mes difficultés de taxes, administration etc, nous les avons laissés de côté le temps de vivre ensemble l’émergence du langage. Nous ne sommes plus l’enfant, la mère, l’orthophoniste, l’arabe, la française, la riche, la pauvre… nous sommes trois humains, ensemble, en train de construire et d’assister à quelque chose de merveilleux.
Nous n’allons pas nous faire de grandes déclarations d’amour, dire qu’on est pareils, nous comprendre sur tout, être constamment d’accord, vivre de la même façon… d’ailleurs personne ne pense, n’aime, ne vit jamais absolument comme un autre. Non, nous n’avons accompli aucun miracle mais nous avons repris le pouvoir sur nous-mêmes : les grands mots, les catégories, les directions du monde vu de haut ne nous concernent plus. Nous partageons quelque chose de formidable, ici, maintenant, sur terre, ensemble.
Changement de paysage
Aujourd’hui c’est le jour où les heureux enfants Instruits En Famille se retrouvent ici pour jouer, construire, monter de grands projets. Là tout le monde parle, et beaucoup ! C’est un autre type de rapports, que la Lisière a mis une dizaine d’années à construire mais qui sont désormais d’emblée d’égal à égal, entre enfants, entre adultes, entre enfants et adultes. D’égal à égal mais pas tous pareils. Il y a celui ou celle qui a des affinités avec la cuisine, l’organisation, les jeux, le théâtre, les travaux, les grands discours, la rédaction du journal, des plus expérimentés dans tel domaine… et cela change tout le temps !
C’est une alternance perpétuelle de joies, de problèmes, de questionnements car être libres à plusieurs demande beaucoup d’attention, et même de discipline. Bien sûr il ne s’agit pas de règles ou lois extérieures à nous-mêmes que l’on devrait appliquer, ce serait parfois plus simple, il s’agit pour tous d’avoir une attention à l’autre, à l’ambiance, au temps dont nous disposons, aux envies et besoins de chacun.
C’est aussi, en grandissant, se rendre compte que tout le monde ne vit pas de la même façon, que la violence et l’injustice sont omniprésentes, qu’on ne résout pas tout en grandissant libre… et nous voilà repartis à parler des problèmes car tout, qu’il s’agisse du supermarché, de l’arrêt de bus ou du parc nous remet face aux guerres, au climat, à la présence des policiers… et pourquoi ? Et comment faire ?
Décollage
Malgré toute la vitalité et l’enthousiasme que nous partageons, le fait est que nous sommes confrontés à de nombreux problèmes sans solution, comme si tout était fait pour constamment nous ramener à notre impuissance. Nous ne pouvons pas en rester là, il en faut beaucoup pour se laisser abattre quand on a eu la chance de préserver sa confiance en soi, alors nous cherchons, nous nous organisons, nous échangeons – parents, enfants, amis – pour élaborer ensemble d’autres possibles. Arrive alors l’inévitable cohorte de réflexions-actions :
Manifestations pour la révolution
Mais la révolution tourne en répression
Actions de soutien
C’est pour ton bien
Alternatives
À la dérive
Bienveillance
Ça sent le rance
Liberté
Sauf qu’on a perdu égalité et fraternité
Changement de paradigme
Qui reste une énigme
Système, institution, radicalisation, genre, discrimination, injustice
Au secours ! Nous décollons et montons tout droit vers des cumulonimbus d’immondices !
Retrouvailles
ouf ! Aujourd’hui c’est le jour où tout ce petit monde vient peindre à l’Atelier (5) et c’est le silence. Non pas le silence sonore car il y a beaucoup de mots “punaise! Une échelle, un coussin, un mélange, une feuille, un pinceau”, beaucoup de conversations même, mais c’est le silence des idées.
Chacun s’exprime et revient à lui-même, l’extérieur et les grands mots reprennent leur distance.
Ils reviendront, toute à l’heure, demain, mais il y aura l’Atelier-contes (6) où nous écouterons tous ensemble une histoire et chanterons. Il y aura l’Aïkido (7) où nous respirerons et bougerons ensemble. Il y aura vendredi où j’écouterai du rap avec B. parce qu’il n’a plus que trois mois pour apprendre à parler français avant d’être définitivement orienté vers ceux qui sont “en échec” “à côté”. On traduira des chansons espagnoles en français en passant par le marocain et on rira ensemble des sons, des verbes et des conjugaisons et ce sera formidable de se rendre compte à quel point les films comiques marocains ne me font pas rire et les films comiques français ne le font pas rire non plus.
Il y aura C. qui m’apportera des nems vietnamiens pour me remercier parce qu’on apprend les sons ensemble et qu’on est en train d’écrire un livre.
Il y aura D. et E. qui ramèneront des roues de vélo et de poussette trouvées dans la rue pour construire une voiture de deux mètre de long (c’est leur nouvel objectif).
Il y aura F. qui aura fabriqué un oiseau en laine et voudra organiser un atelier pour l’enseigner à tout le monde parce que sa passion à 8 ans consiste à transmettre tout ce qu’elle découvre.
Il faut aussi trouver du bois et du tissu pour le bateau de pirates et les cerfs volants qui sont en cours d’élaboration avec l’équipe des plus petits.
Il y aura G. qui viendra avec son petit carnet où l’on note tous les problèmes qu’on a résolus, il y en a déjà quatre (g/gu, s/ss, ou/on et les dizaines).
Il y aura H. qui viendra avec ses feuilles écrites à la mains et ses dessins et nous taperons ensemble le récit de son voyage depuis la Guinée vers la France. Je me sentirai un peu gênée qu’il me fasse confiance et dévoile toutes ces atrocités, il se sentira un peu gêné aussi que je passe du temps pour une histoire qui ne concerne que lui, on sera tous les deux un peu gênés mais sacrément satisfaits de faire ce livre ensemble.
Il y aura aussi des problèmes de chauffage, d’inondation, de tuyauterie et nous ferons des chantiers avec I., J., K., L., M., N. et toutes les autres et tous les autres qui seront là.
Il y aura tout cela, tout cet universel, ce commun à tous, qu’il s’agisse d’histoires, de tracés, de gestes, de sensations. Nous vivrons tout cela et nous nous sentirons des semblables tout en étant différents. Nous serons contents de nous retrouver et de nous séparer, nous entretiendrons les fils qui nous relient, sans y penser, et nous nous découvrirons à nouveau profondément capables, forts, et nous nous dirons que oui, il y a des problèmes, partout, tout le temps, mais que loin des idéologies et grands mots, vue d’en bas, la vie est vraiment belle et nous offre toutes les possibilités.
Des vers de terre
Nous vivons des temps où le monde nous est présenté comme quelque chose d’extérieur à nous-mêmes : il y a nous et l’extérieur, qu’il s’agisse de notre rue, notre quartier, notre ville, notre pays, notre monde, la santé, l’éducation, l’économie, les secteurs professionnels, la diplomatie… la planète… les humains. Tout cela dépendrait de circonstances, de facteurs complexes, d’autres, des autres, de quelque chose qui nous est étranger. Et nous voilà dépossédés. C’est faux, nous sommes “avec”, “dans” tout cela, nous sommes la rue, le monde, la planète, les autres ; tout est enchevêtré, poreux et relié par une racine commune.
Nous sommes des vers de terre, à la fois insignifiants et extrêmement puissants ; ridicules, inutiles et moribonds lorsque nous acceptons que l’on nous sépare de la terre sous prétexte de prise de recul, essentiels et invincibles lorsque nous travaillons dans notre élément à nourrir les racines.
Ils attendent la fin du monde
J’attends le début de l’humanité
Ce monde est ma maison
Je ne suis jamais peureux
Beaucoup choisissent d’avoir raison
Moi j’ai choisi d’être heureux
Youssoupha, Polaroïd Expérience
- la Lisière – www.la-lisiere.fr [↩]
- le dojo Yuki Ho – http://dojo-yukiho.org/ [↩]
- la Lanterne – https://sites.google.com/view/la-lanterne/ [↩]
- l’Éclos : atelier du Jeu de Peindre – www.eclos-atelier.org [↩]
- l’Éclos : atelier du Jeu de Peindre – www.eclos-atelier.org [↩]
- L’heure du conte… en musique ! – https://sites.google.com/view/lanterne-musicale/ [↩]
- au dojo Yuki Ho – http://dojo-yukiho.org/aikido/ [↩]