John Holt, à qui l’on doit le terme d’apprentissages autonomes, a d’abord été enseignant. Après plusieurs années de travail auprès des enfants et de réflexion sur l’échec scolaire, il en est arrivé à la conclusion suivante : “il est impossible d’être vivant et conscient (et certains diraient même inconscient) sans être constamment en train d’apprendre quelque chose, le rôle de l’adulte ne consiste donc pas à enseigner mais à rendre le monde plus accessible, intéressant et compréhensible pour les enfants”1.
Les enfants qui viennent à La Lisière viennent pour jouer, chacun en fonction de ses besoins et centres d’intérêt. Ce n’est donc pas une école, pourtant, la question de l’enseignement et des apprentissages y occupe une place centrale. Pourquoi ? Parce qu’en jouant, l’enfant apprend à communiquer, s’organiser, lire, écrire , compter etc… le jeu n’est donc pas sans conséquence et se trouve en rapport direct avec ce que nous transmettons à l’enfant.
Il est vrai que l’enfant apprend constamment, qu’il le veuille ou non, car il est dès le départ dans un monde à découvrir. Cela pose plusieurs questions : que souhaitons-nous qu’il apprenne ? Quel rôle jouons-nous en tant qu’adulte ? Quelles sont les conditions propices à l’épanouissement des capacités naturelles de l’individu ?
A La Lisière a récemment eu lieu une conférence intitulée “Des trilobites aux dinosaures” destinée à quatre enfants âgés de 4 à 9 ans. Je souhaite vous parler de ce moment de la vie de la Lisière qui peut illustrer les apprentissages autonomes, de mon cheminement personnel à ce propos ainsi que des effets que cette expérience a eus sur ceux qui y ont participé.
Bien entendu ce n’est pas une recette, et les effets qui paraîtront positifs à un moment T doivent être nuancés par le temps. Si je vous raconte que tel enfant a franchi un cap sur tel point, cela ne veut pas dire que tout soit résolu pour lui ; nous ne sommes pas dans une histoire de miracle, mais dans le partage d’une expérience qui peut aider chacun à mieux appréhender la question des apprentissages.
Le contexte
Il y a quelques mois, un enfant de 4 ans a commencé à s’intéresser aux dinosaures. Comme les enfants viennent parfois en petits groupes, cet intérêt pour les dinosaures s’est propagé à quatre enfants ayant entre 4 et 9 ans. Cela a commencé avec des échanges de figurines, j’ai ensuite trouvé quelques livres et jeux sur les dinosaures. Bien vite, n’étant pas personnellement passionnée par le sujet, je me suis trouvée incapable de répondre à leur curiosité. Nous en sommes arrivés au constat que nous devions trouver un spécialiste des dinosaures qui vienne nous en parler.
Nous avons trouvé la personne qu’il nous fallait : un ami astro-physicien passionné par le sujet des dinosaures, et plus largement de l’apparition de la vie sur terre. Nous avons donc convenu d’organiser une conférence.
Notre conférencier a précisé dès le départ que son expérience se limitait jusqu’alors à un public adulte et qu’il acceptait de donner cette conférence en raison de son intérêt pour les dinosaures davantage que par affinité avec les enfants. C’est ce qui m’a interpellée, car je ne souhaitais pas faire une conférence pour enfants comme on organise un goûter pour enfants. Je souhaitais répondre à leur demande avec sérieux, leur fournir des informations et des outils de réflexion de qualité.
C’était là mon objectif global, de fond. Par rapport au sujet lui-même, je n’avais aucune attente de résultat, je n’attendais pas que les enfants apprennent quelque chose de particulier.
En revanche j’avais des visées quant au parcours de chaque enfant et à ses besoins particuliers. Comme nous tous, les enfants qui viennent à La Lisière ont des tendances, des traits de caractère qui leur sont propres. S’ils arrivent à La Lisière, c’est parce que certaines de ces tendances se sont renforcées au point de les gêner dans leur évolution.
Par exemple, un enfant peut être naturellement porté à réfléchir, à observer plutôt qu’agir, cela constitue sa manière spontanée d’aborder les choses. Le déséquilibre apparaît lorsque, pour toutes sortes de raisons, cet enfant se retrouve dans l’incapacité d’agir, d’aller vers les autres et reste constamment en mode d’observation et de réflexion. Pourtant, cet enfant ne se réduit pas à sa capacité à observer, il en a beaucoup d’autres, mais quelque chose s’est déséquilibré.
Les jeux qui ont cours à La Lisière naissent donc du désir de l’enfant mais aussi d’une réflexion permanente menée avec les parents. Cette conférence s’inscrivait dans ce travail qui consiste à permettre à l’enfant d’équilibrer ou de rééquilibrer certaines de ces tendances et de poursuivre son évolution en possession de l’ensemble de ses capacités.
L’évènement
La décision d’organiser une conférence était prise, nous avons donc fixé une date, prévoyant un délai de 2 mois. Ce temps a permis à chacun de se préparer car malgré l’enthousiasme, l’évènement mettait aussi en jeu des points délicats. Mon rôle consistait à rappeler que nous avions convenu ensemble d’une date, ce qui permettait de réguler aussi bien les élans d’impatience que les vagues d’inquiétude et surtout, à permettre que chacun perçoive et exprime ses attentes afin que la conférence se construise “sur mesure”.
En parallèle le conférencier et moi élaborions le contenu et la forme de la conférence. Elle se déroulerait en trois temps:
– un exposé théorique “à tiroirs”, adaptable en fonction de l’intérêt du public,
– un jeu sur les familles de dinosaures réalisé pour l’occasion ,
– une fouille : découverte d’ossements en miniature, reconstitution et identification des dinosaures.
Le jour de la conférence est arrivé. Sur le moment, constatant le plaisir et le sérieux des enfants, le conférencier et moi étions très satisfaits. Personnellement, je voyais chaque enfant dépasser certaines habitudes, se risquer à un autre type d’interactions, et j’attendais la suite.
Des pas
Une semaine plus tard, les quatre enfants demandaient que nous organisions d’autres conférences. Celui qui avait eu le plus d’hésitations à participer a été le premier à émettre ce souhait. Cet enfant de 5 ans imite facilement, ce qui lui permet d’avoir une bon niveau de langage et d’acquérir facilement la plupart des apprentissages scolaires. En revanche, il lui est difficile d’entrer en relation avec les autres et de jouer (faire semblant, imaginer, coopérer dans un jeu à règles). La conférence était pour lui l’occasion de faire passer sa curiosité avant ses peurs par rapports aux autres, ce qu’il a fait.
L’autre enfant plus jeune a tendance à accumuler les connaissances. Ayant mis du temps à communiquer avec les autres, il lui arrive encore de réciter plutôt que de dialoguer, utilisant ses connaissances pour créer une distance avec l’autre. Concernant les dinosaures, il était donc devenu incollable. Suite à la conférence, il a cessé l’apprentissage des noms de dinosaures et en invente désormais, cela à travers des associations de lettres qui, bien plus que l’écriture, lui font découvrir ses capacités créatives et le plaisir d’inventer avec d’autres. Désormais, il s’intéresse aussi aux animaux imaginaires et plus seulement au catalogue d’animaux réels.
Depuis la fouille, ces deux enfants, qui se retrouvent régulièrement à La Lisière, n’ont plus besoin de mon intermédiaire pour dialoguer et décider des activités qu’ils entreprennent, cette fouille a été leur première vraie collaboration en autonomie et cela s’est poursuivi.
Pour l’un des deux plus grands, qui réfléchit et apprend vite mais a du mal à élaborer sa pensée, le défi consistait à pouvoir écouter et gérer les échanges avec le groupe, sans perdre confiance ni se sentir inférieur ou incompris, ce qui provoque en général des colères. Lors de la conférence, il a pu écouter un expert et se risquer à chercher. Après l’évènement, il a voulu poursuivre la frise des dinosaures élaborée pour la conférence. Il s’intéresse donc à l’évolution de l’homme et peut mener ses recherches en regardant dans les livres, en questionnant les autres ; il ose chercher sans se sentir inférieur à l’idée de tout ce qu’il ne connaît pas.
Quant au plus âgé, des difficultés de santé pendant sa petite enfance l’ont amené à privilégier la réflexion à l’action. Il pense, prévoit, imagine et a beaucoup de choses à dire mais ne parvient pas toujours à les exprimer d’une manière compréhensible par les autres. Il a pu prendre un rôle lors de la conférence en permettant aux autres, lors de la fouille, d’organiser les ossements et d’identifier les dinosaures grâce à ses connaissances. Depuis, sa position a changé : il organise des jeux de piste pour les plus petits, invente des enquêtes et messages codés. Un autre changement a coïncidé : il a toujours souhaité bricoler mais faisait réaliser par d’autres, en passant par mon intermédiaire, les idées qu’il élaborait, il commence maintenant à construire par lui-même.
La portée de l’évènement m’a amenée à m’interroger. Il ne s’agissait que d’une conférence sur les dinosaures, mais cela a été l’occasion pour chaque enfant de dépasser quelque chose. Ils ne se sont pas transformés, mais ce contexte leur a permis de franchir certaines barrières. Comment ces pas se sont-ils déclenchés ?
Enseignement et besoin
La nécessité de faire appel à un expert a été exprimée par les enfants, c’est un premier élément essentiel, et celle-ci a été provoquée par mon manque de compétences sur le sujet et donc le besoin d’une aide extérieure, autre élément fondamental. En un mot, il n’y avait rien d’artificiel dans cette situation.
Il est agréable de recevoir un enseignement lorsque cela correspond à un besoin. L’enseignement ne consiste pas en un apport extérieur pré-programmé sans rapport avec les demandes de l’enfant. Si nous avions trouvé par hasard un prospectus proposant une conférence sur les dinosaures à domicile, cela aurait aussi été différent, cela aurait éventuellement pu nous intéresser mais nous n’aurions pas été acteurs.
Du fait de cette situation concrète, nous avons co-construit la conférence : les enfants en faisant part de leurs souhaits et inquiétudes, le conférencier en cherchant à comprendre ce qu’il pouvait proposer, et moi en veillant à ce que cela s’inscrive dans le parcours de chacun à La Lisière. Nous étions en situation de collaboration et d’enseignements réciproques.
C’est ici qu’apparait la richesse et la complexité de la notion d’apprentissages autonomes : si la confiance dans les capacités naturelles de l’enfant exclut l’idée que l’adulte décide de ce que l’ enfant a à apprendre, elle repose sur le fait de l’aider et l’encourager à faire ce qu’il a commencé seul, au bon moment.
La question du moment a également été importante. D’une part, les enfants savaient que ce type de transmission formelle était exceptionnel et répondait à une demande de leur part parce qu’ils ont en permanence la certitude de pouvoir jouer librement à La Lisière. D’autre part, la réponse à leur demande a été immédiate, même si la conférence a demandé un temps de préparation, dès que le besoin a été exprimé nous nous sommes projetés dans sa réalisation.
Le monde vu comme un terrain de jeu
Un autre point a été très important : l’apprentissage formel, en l’occurrence les dinosaures, n’était pas ce que je visais. Dès la préparation, mes objectifs concernaient les enfants. J’étais donc à la fois concentrée sur la demande de renseignements qui concernait les dinosaures et complètement détachée du résultat que l’apport d’informations produirait.
Toute expérience, tout apprentissage, devrait pouvoir être abordé de cette manière. Prenons l’exemple de la lecture et de l’écriture. L’intérêt pour l’écrit provoque chez les enfants des phénomènes surprenants : certains se mettent à dessiner énormément, d’autres, soudainement, se concentrent sur la construction de circuits de trains, voitures et ceux-ci sont de plus en plus complexes, d’autres questionnent les liens généalogiques alors qu’ils ne l’avaient jamais fait, d’autres veulent rejouer à des jeux de stratégie, d’autres chantent, inventent des rimes…
Le langage écrit, comme toute nouvelle découverte, met en branle de nombreux mécanismes et est une occasion pour l’enfant de repasser par certaines étapes. En fonction de son besoin, l’enfant, grâce au prétexte de ce nouvel apprentissage, va ré-aborder l’accès au symbolique, la différenciation d’éléments et leur combinaison, l’intérêt des règles inhérentes à tout code partagé, les enchaînements logiques, la notion de stabilité et de transformation, le plaisir des sons… et ainsi consolider certains éléments de sa construction.
Si nous adultes parvenons à nous détacher du résultat, en l’occurrence du fait que l’enfant apprenne à lire ou écrire, nous offrons à l’enfant une occasion d’asseoir ses bases. Ce sont ces explorations spontanées qui permettent à l’enfant de vivre tout apprentissage comme un jeu, au sens d’un acte gratuit qui n’a d’autre but que le plaisir d’être vécu, et c’est ce plaisir qui propulse l’enfant vers de nouvelles découvertes. C’est sur ce point que l’adulte se doit d’être confiant et de laisser l’enfant libre.
Le jeu au service de l’enfant
Notre rôle, en tant qu’adulte, consiste d’abord à ne pas limiter le processus d’apprentissage en le réduisant à l’acquisition de connaissances ou savoir-faire. Si nous ne visons plus cette acquisition mais la construction de la personne, cela ouvre de nouvelles perspectives.
Ainsi, il ne s’agit plus de chercher les moyens d’enseigner intelligemment ni d’accompagner vers les apprentissages mais de profiter d’une situation de découverte pour mieux comprendre et guider l’enfant dans sa globalité.
Suivons toujours l’exemple de la découverte de l’écrit. Lorsque l’enfant manifeste de l’intérêt pour l’écrit, il peut commencer à tracer des lettres ou à poser des questions sur les correspondances lettres-sons par exemple. Il est alors passionnant et instructif, dans un premier temps, d’observer ce que l’enfant cherche véritablement car les raisons de son intérêt peuvent être multiples. L’enfant peut chercher l’autonomie (pouvoir lire toutes les histoires qu’il souhaite sans avoir besoin des parents), la maîtrise d’un système de codage infaillible et rassurant (à toute lettre correspond un son), la possibilité de créations illimitées (si l’on joue le jeu, tout assemblage de lettres peut se lire, même quelque chose comme “rsftcv”), le plaisir de tracer des formes, le défi de faire “comme les adultes”…
Le désir de l’enfant, s’il émerge bien de l’enfant, dépasse toujours le simple fait de savoir lire ou écrire. S’il repère le véritable motif, l’adulte peut alors intervenir de façon à élargir le mode d’approche de l’enfant, et donc préserver ses capacités.
Par exemple, lorsqu’un enfant voit dans la lecture la maîtrise d’un code infaillible, il serait extrêmement dommage de lui répondre uniquement en lui fournissant les clés de ce code. C’est au contraire l’occasion de ne pas lui fournir un système mais un univers ; de l’amener, en le mettant face à des mots et règles de correspondances plus complexes, à découvrir les nuances, l’intérêt de deviner en fonction du contexte.
Un enfant ayant ce type d’approche veut en général avant tout connaître les lettres. Il m’arrive, avec certains d’entre eux, de les laisser taper à l’ordinateur ou à la machine à écrire des pages entières de lettres et de leur lire ensuite avec beaucoup de sérieux. Évidemment, le texte ainsi obtenu n’a aucun sens, quel est donc l’intérêt ? Justement, de rire de ce charabia, ce qui permet de repasser par le plaisir des sons, et de dévier vers le sens plutôt que de rester dans le système de correspondances.
Cette intervention aura sans doute pour effet de retarder l’apprentissage de la lecture auquel cet enfant aurait naturellement accédé très rapidement, mais cela lui ouvrira un monde vers lequel sa tendance ne le porterait pas spontanément : il accèdera ainsi au plaisir de deviner, de prendre des risques, de jouer avec le sens des mots, d’inventer, plutôt qu’à la simple maîtrise d’un code extérieur à lui. C’est en ce sens que l’attention de l’adulte peut se porter sur la construction et l’épanouissement de l’enfant plutôt que sur l’acquisition des apprentissages.
Les apprentissages sont une suite de découvertes inévitables et naturelles. Celles-ci sont avant tout l’occasion d’un échange entre l’enfant et l’adulte. Cet échange est réciproque. L’enfant explore à volonté et dévoile ainsi ses mécanismes et ressources. L’adulte, s’il accepte de suivre, s’épanouit en redécouvrant un monde d’enthousiasme et de possibilités infinies. S’il accepte aussi de guider, il peut assumer un rôle qui dépasse largement les apprentissages et concerne l’épanouissement des futurs adultes, celui de créer les conditions pour que l’individu développe la pleine mesure de ses capacités naturelles.
N’use pas de violence dans l’éducation des enfants, mais fais en sorte qu’ils s’instruisent en jouant : tu pourras par là mieux discerner les dispositions naturelles de chacun2.
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