L’enfant normal n’existe pas, mais votre enfant oui

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Pablo Picasso, Enfant jouant avec un camion, 1953.

 

Les domaines de l’éducation et de la santé étant de plus en plus mêlés, cela conduit à une médicalisation de ce que l’on nommait il y a quelques décennies “des difficultés”. De ce fait les diagnostics pullulent et avec eux les notions de “prises en charge précoces et adaptées”, de “spécialistes” et de “prévention”.

À première vue, cela peut paraître une simple conséquence du progrès : progrès de la recherche qui permet une détection plus précise et précoce des troubles, ainsi que la mise en place de prises en charges adaptées confiées à des professionnels de plus en plus spécialisés. Certes, c’est une réalité, une logique, celle de la recherche médicale. Mais quelles en sont les conséquences sur l’individu, sur nos peurs? Quelle est l’influence de ce contexte sur le regard que nous portons sur les enfants? Et les parents, quelle place leur reste-t-il, sont-ils suffisamment spécialisés?

Lorsqu’on commence à interroger cette logique, les questions sont multiples et dérangeantes. Considérées d’un point de vue purement intellectuel, ces interrogations peuvent mener à de nombreux débats d’opinions, cela est très différent lorsque le parcours d’un enfant en particulier nous y confronte. La seule évocation d’un diagnostic, quelle que soit sa justesse et sa valeur, est une intrusion dans la relation enfant-adulte, ce qui se vivait de l’intérieur en intimité se trouve soudain soumis à un regard extérieur et comparé à une norme.

 

La norme : remise de pendules à l’heure

état des lieux

En tant qu’orthophoniste, je me suis particulièrement intéressée aux troubles des apprentissages, c’est-à-dire à ce qu’il est convenu d’appeler les “dys” ( -lexie, -orthographie, -calculie, -phasie, -praxie), aux troubles de la communication qui concernent les “Troubles du Spectre de l’Autisme” et aux troubles de l’attention mis en cause dans les “Troubles Déficits de l’Attention avec ou sans Hyperactivité”.

Si l’on s’en tient aux chiffres de l’Inserm, souvent bien inférieurs à ceux publiés dans la presse, voici un rapide tour d’horizon quant à la prévalence de ces troubles : 3 à 5% des enfants d’âge scolaire sont concernés par la dyslexie, 3,6% à 7,7% par la dyscalculie, 3 à 5% par un Trouble Déficit de l’Attention Hyperactivité, 3% par la précocité intellectuelle, 5 à 7 % des enfants de 5 à 11 ans par la dyspraxie, environ 2% des enfants présentent une dysphasie, les Troubles du Spectre Autisique touchent 1 personne sur 150…. Faîtes le total et vous comprendrez pourquoi plus d’ un enfant sur quatre est concerné par ce qu’il est convenu d’appeler dans le cas de l’orthophonie “une prise en charge paramédicale régulière”.

Peut-on encore parler de normalité et de troubles lorsque plus d’un quart de la population étudiée est concerné? Que se passe-t-il avec nos enfants, sont-ils de plus en plus “dys-fonctionnant”? Devant l’ampleur de ces chiffres, quelques précisions s’imposent.

D’abord, il est essentiel de savoir de quoi on parle. Prenons le cas des Troubles du Spectre Autistique. Ceux-ci font directement référence à l’autisme. Rappelons que dans les années 1960-70, on parle d’autisme uniquement et d’une prévalence de 0,4 pour 1000. Ce chiffre n’a pas évolué. En revanche, les années 1980 ont vu une véritable révolution dans les concepts et les critères diagnostiques. Nous sommes passés d’une définition restreinte à un “spectre élargi” qui prend désormais en compte le syndrome d’Asperger, les formes atypiques et les TED (Troubles Envahissants du Développement) non spécifiés. En bref, nous ne parlons plus du même trouble grave et rare de la communication mais de profils ayant des traits communs avec la définition restreinte de l’autisme. Cette évolution des définitions, appellations et critères de diagnostic est générale. Cela aboutit à l’augmentation des troubles dans les chiffres pour une réalité qui n’a pas changé. Il n’y a pas d’épidémie mais un changement de regard.

Les outils et leur usage

Les outils de diagnostic ont également évolué. La prise en compte d’éléments cliniques, c’est-à-dire l’observation de la personne, se fait désormais avec l’aide de grilles qui “orientent” cette observation sur des critères de diagnostic décisifs. Cela est à double tranchant : ces grilles peuvent tout autant biaiser l’observation que l’affiner. La passation de “tests standardisés” est désormais systématique. Tout standardisés qu’ils soient, rappelons que ces tests sont issus de calculs statistiques. Le fameux écart à la norme qui correspond “- 2 écarts types par rapport à la moyenne”, bien que scientifiquement calculé, reste un chiffre. L’enfant de la norme, l’enfant moyen, n’existe pas, il s’agit d’un chiffre.

Supposons que ces outils soient utilisés avec le recul nécessaire et qu’ils révèlent pour un enfant des signes prédictifs et résultats inférieurs à la norme. Doit-on en conclure pour autant que l’enfant est porteur d’un trouble? La réponse est non.

Prenons l’exemple de la définition de la dyslexie : comme pour la plupart des troubles des apprentissages, on parle de diagnostic “exclusif”, c’est-à-dire qui exclut d’autres éléments. Cela signifie concrètement que ce diagnostic ne peut être évoqué qu’en cas de troubles sévères de la lecture chez un enfant ayant un niveau intellectuel normal, sans troubles sensoriels ou perceptifs, sans troubles psychologiques primaires prépondérants pendant les apprentissages initiaux, évoluant dans un environnement affectif, social et culturel normal, ayant été normalement scolarisé1.
Si l’on s’en tient à cette définition, la pose du diagnostic devient extrêmement délicate. Il est en effet difficile de quantifier “un environnement affectif, social et culturel normal”. De plus, comme cela est précisé, ces diagnostics sont dépendants de la scolarisation, et donc de la qualité de l’enseignement.

La situation commence à se compliquer lorsque la révision d’une autre classification (DSM-IV)2 ouvre la possibilité de troubles associés. Cela a pour conséquence de multiplier les “dys” pour un même enfant. Là encore, il s’agit d’une réalité, bien souvent un “trouble” en appelle un autre, mais dans la pratique cela revient à nier la définition-même du trouble, à faire l’économie de la compréhension du fonctionnement de l’individu et à multiplier les diagnostics. Enfin en 2013, la parution du DSM-V réduit trouble de la lecture, trouble du calcul, trouble de l’expression écrite en Troubles Spécifiques des Apprentissage et quantifie le trouble par l’étendue des aides nécessaires au dépassement de la difficulté d’apprentissage…et la logique est ainsi inversée, le soin définissant le trouble. Quant à la question de la compréhension du fonctionnement, elle est déjà loin derrière.

Cette évolution des classifications divise les professionnels, multiplie les référentiels et rend impossible, malgré tout ce qui peut être publié, toute analyse réaliste de l’évolution de la fréquence de ces troubles.

Concernant la connaissance de ces troubles et de leurs causes, on observe ce même glissement. Je vous invite à lire les diverses publications disponibles. Vous y trouverez de tout, de la psychanalyse à l’imagerie cérébrale. Les plus sérieuses sont reconnaissables par deux points :
– elles fournissent des tableaux cliniques détaillés qui révèlent la fragilité et la mobilité de la frontière entre normalité et trouble,
– elles ne parlent pas de causes mais d’origine multifactorielle car elles ne confondent pas corrélation (deux phénomènes observables dans un même cas) et causalité (l’explication de l’un des phénomènes par l’autre), ce qui est un minimum lorsqu’on explore la complexité de l’humain.

Une recherche qui n’en est plus une

Ainsi, ces troubles nous parlent avant tout de la rencontre de deux domaines distincts, celui de la recherche médicale et celui de l’éducation. Le problème réside justement dans le fait qu’il n’y a pas eu de véritable rencontre, les apports étant unilatéraux, de la recherche médicale vers l’éducation. Du fait de la suprématie accordée au jargon médical, ceux qui sont “sur le terrain” auprès de l’enfant, peinent à nourrir la recherche médicale de leur expérience pratique, ils n’ont d’ailleurs parfois plus vraiment conscience de l’importance de leur rôle. De ce fait, au lieu de mettre en place une complémentarité entre ces domaines, nous aboutissons à une édulcoration de l’un et de l’autre. Nous transformons ainsi une logique de recherche, dans son application, en une démarche abusivement préventive qui survalorise le fait de repérer et traiter et fait croire à une programmation et mécanicité de l’humain.
La recherche médicale poursuit ses objectifs et remplit sa mission, il appartient à ceux qui sont au contact quotidien de l’enfant – parents, enseignants, éducateurs, thérapeutes – d’en remplir une autre.

 

Vers une science du particulier

Les hommes qui s’en remettent à une unité de mesure définie par d’autres pour juger de leur développement personnel ne savent bientôt plus que passer sous la toise. (Ivan Illitch)

A force d’entendre parler de prise en charge précoce, de traitement des troubles, de parcours de soins, nous finissons par penser qu’il s’agit de garanties et qu’il est de notre devoir de les proposer à l’enfant, afin de lui offrir un maximum de chances … mais quelles chances? Nous en venons à oublier que nous nous basons sur des outils qui ne mesurent et ne visent que les performances de l’individu, non l’individu lui-même.

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Pablo Picasso, Claude dessinant Françoise et Paloma, 1953.

Le domaine de l’éducation, s’il assume sa réelle fonction, tire son importance et sa valeur du fait qu’il s’occupe de l’épanouissement de l’individu, non du développement de performances. Comme la recherche médicale, l’accompagnement concret de l’enfant demande rigueur et précision. La différence réside dans le fait que celles-ci ne sont pas à mettre au service de l’élaboration d’un modèle théorique général mais au service de la connaissance et compréhension d’un individu en particulier. Cela nécessite en premier lieu que les adultes qui entourent l’enfant retrouvent leur propre regard, détaché de la norme, qu’ils soient libres de voir.

Il est indispensable que les parents d’abord reprennent leur place, ce sont eux qui connaissent le mieux leur enfant et sont les plus aptes à le comprendre. Ils doivent être capables de voir leur enfant tel qu’il est, de reconnaître ses capacités et difficultés et de déployer des trésors d’ingéniosité et de bon sens pour l’accompagner dans son parcours. Ils peuvent parfois manquer de recul, se sentir démunis, c’est alors encore à eux d’avoir la liberté de chercher l’aide qui leur convient, car il n’existe pas de solution universelle.

Il est nécessaire que l’enseignant, dont le rôle est primordial, voit dans chaque enfant un défi, qu’il se sente libre de créer de nouveaux instruments, qu’un enfant qui rencontre des difficultés soit pour lui l’occasion d’imaginer de nouvelles formes pour transmettre.

Quant au thérapeute, le fait est que le contexte actuel le place au centre. Il est de son devoir d’enlever à la science médicale son caractère mystérieux qui lui donne un certain pouvoir, une certaine force, en un mot de la démystifier. C’est également à lui qu’il appartient d’informer sur les nuances et limites que la recherche se pose à elle-même. Son rôle ne consiste pas à être au centre mais au contraire à accompagner, en toute discrétion et humilité. Rappelons l’étymologie du mot : le thérapeute est “celui qui sert, est au service de, prend soin de”.

En fin de compte, il s’agit que ces adultes aient un contact réel avec l’enfant et se réapproprient leur rôle. Nous ne pouvons pas et ne devons pas chercher à évaluer l’accompagnement de l’enfant au moyen d’outils statistiques car il s’agit d’une autre science, celle du particulier et du non-mesurable.

Références 
- chiffres Inserm
http://www.inserm.fr/
- état des connaissances actuelles autisme 
https://www.cairn.info.htm
- évolution des classifications et diagnostics
http://www.sciencedirect.com (neuropsychiatrie de l'enfance et de l'adolescence, article paru suite à la publication du DSM5)
http://www.cogi-act.com (résumé de l'article précédent pour ce qui concerne les TAS, TSA et TDA/H)
https://www.cairn.info.htm (à propos du DSM)
http://www.ipubli.inserm.fr (à propos des troubles spécifiques des apprentissages)
http://www.andanafilms.com (Georget A. (2011). Maladie à vendre - Documentaire. Andanafilms)
- livres cités
Illitch I. (1971). Une société sans école. Editions du seuil
Tsuda I. (1987). La Science du particulier. Le Courrier du Livre
  1. Classification Internationale des Maladie 10 publiée par l’Organisation Mondiale de la Santé – 1994 []
  2. DSM-IV, Manuel diagnostique et Statistique des troubles mentaux publié par la Société américaine de psychiatrie – 1994 []