L’aimisme

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Il ne s’agit pas d’une faute de frappe. Je ne veux pas vous parler d’animisme, bien que je croie effectivement qu’une force vitale anime les êtres vivants et les objets, mais d’aimisme. Je lance un nouveau mouvement : dorénavant en plus du fascisme, féminisme, spécisme, libéralisme – je m’arrête là – il faudra aussi compter avec l’aimisme !

Trêve de plaisanteries et provocations, je crois réellement en l’amour, c’est pourquoi je vais vous en parler avec beaucoup de sérieux et de professionnalisme, en tant qu’orthophoniste. Je l’aborderai aussi en tant qu’éducatrice et servante du Jeu de Peindre mais dans un second temps, pour rester dans un cadre connu et reconnu. Je pourrais aussi traiter le sujet en tant que moi, tout simplement, mais je l’ai déjà fait et je trouve qu’il est bon de constater, pour moi-même comme pour mes lecteurs, que certaines choses ne relèvent pas de mes opinions personnelles mais bien de mon expérience professionnelle.

Introduction : contexte de découverte du concept d’aimisme

J’ai repris mon activité d’orthophoniste de façon officielle il y a deux ans. En réalité, je ne l’avais jamais réellement arrêtée mais j’avais éprouvé le besoin de sortir du cadre pour en retrouver l’essence-même. J’ai donc administrativement réouvert mon activité il y a deux ans, avec une certaine pression je dois dire. Pourquoi ? parce qu’attention, en tant qu’orthophoniste, il ne suffit plus de dire qu’on s’occupe de l’individu, de l’estime de soi et de son épanouissement parmi les autres. Il y a un cadre : des bilans, des diagnostics, des méthodes, des protocoles et des objectifs. J’ai d’ailleurs révisé et mis à jour tout cela avec le plus grand sérieux avant de me relancer dans l’aventure.

Je vois donc des enfants dans ce cadre : certains bénéficient d’une prise en charge depuis quasiment deux ans, d’autres sont venus sur un temps beaucoup plus court, d’autres encore pour quelques séances seulement. Voici les profils : enfants sans langage avec trouble du spectre autistique avec ou sans trouble de l’attention, retard de langage, dysphasie, dyslexie, dysorthographie, bégaiement, trouble du raisonnement logico-mathématique. Même pour les cas les plus sévères, comme il est d’usage de le dire dans la profession, qui sont aussi ceux qui viennent depuis le plus longtemps, j’arrive à un stade où les progrès sont notables, au point de me demander si la prise en charge est encore justifiée. J’en suis là et je me demande donc quelles méthodes j’ai appliqué. Il est toujours intéressant de savoir ce qui a fait que cette enfant s’est mise à communiquer, que cet autre s’est apaisé, que celui-ci ne bégaie plus et que telle autre lit.

Cette prise de recul m’amène au constat suivant : j’ai certes lu des livres sur le bégaiement, visionné des formations sur l’autisme, commandé des fichiers et matériels spécifiques etc mais finalement j’ai fait toujours la même chose avec tous : jouer, raconter, dessiner et surtout… je les ai aimés. Devant ce fait, j’en arrive à la conclusion qu’il est temps d’assumer l’aimisme.

Qu’est-ce que l’aimisme ? Définition

Afin d’élaborer une définition complète et de respecter les critères de définition en vigueur, je citerai deux exemples de définitions de concepts existants. L’aimisme faisant appel aux domaines de la politique et de la science, j’ai choisi des termes correspondant à ces deux domaines : le fascisme et le cognitivisme. J’ai choisi de citer deux sources pour chacune, afin de rendre compte des nuances possibles dans les définitions des termes en question.

Fascisme :

  • wikipédia : le fascisme est un système politique autoritaire, nationaliste et totalitaire, issu de l’Europe du 20ème siècle. Il s’oppose à la démocratie et au libéralisme et exalte la force, la tradition et la hiérarchie.
  • Larousse : le fascisme est un régime autoritaire, nationaliste et corporatiste, fondé en Italie au 20ème siècle. Le mot vient de l’italien fascio, faisceau, symbole du mouvement politique fasciste.

Cognitivisme :

  • Wikipédia : le cognitivisme est le courant de recherche scientifique endossant l’hypothèse selon laquelle la pensée est analogue à un processus de traitement de l’information, cadre théorique qui s’est opposé, dans les années 1950, au behaviorisme. La notion de cognition y est centrale. Elle est définie en lien avec l’intelligence artificielle comme une manipulation de symboles ou de représentations symboliques effectuée selon un ensemble de règles. Elle peut être réalisée par n’importe quel dispositif capable d’opérer ces manipulations.
  • Larousse : tendance théorique qui met l’accent sur les activités supérieures humaines (cognition), et qui accepte l’idée qu’une connaissance scientifique de ces activités est possible.

Pour définir l’aimisme de façon claire et concise, je dirai donc qu’il s’agit d’un courant de pensée qui refuse de s’ériger en système et prend racine dans l’observation des relations entre les êtres vivants. Considérant que celles-ci se caractérisent par la complexité et l’interdépendance, il ressort de cette observation que seul l’amour permet la coexistence des êtres vivants.

Comme toute définition qui se respecte, celle-ci demande à aller chercher une autre définition… celle de l’amour ! Rassurez-vous, je vais vous épargner le déroulement complet du raisonnement protocolaire.

De quoi parlons-nous concrètement ? de la raison qui fait qu’un individu va accepter de communiquer, commencer à lire ou cesser de bégayer.

La clé : accepter

Lorsque je dis que j’ai aimé ces enfants, cela n’est pas tout à fait exact. Il serait plus juste de dire que ce qui a fonctionné, c’est l’amour. Mais comment le définir ?  Il me semble qu’il s’agit d’acceptation : je les ai acceptés, complètement, tels qu’ils sont, et ils ont fait de même avec moi. Cela nous amène à la notion de réciprocité, essentielle. Il ne s’agit donc pas d’appliquer un « truc » sur un autre mais de créer une ambiance, un cadre, dans lequel cette acceptation totale et réciproque est possible.
Ce n’est pas si simple et il est nécessaire de faire un détour par tout ce qu’aimer n’est pas.  Cela n’a rien à voir avec cajoler, faire rire, rendre content ou toute autre superficialité. Ces comportements ne consistent pas à aimer mais à se faire aimer, autrement dit il s’agit de séduction, souvent confondue avec l’amour alors qu’il s’agit de deux choses bien différentes. L’aimisme, c’est d’abord une rencontre. Nous sommes deux. En observant les rapports humains, on peut constater que peu de personnes sont véritablement intéressées à rencontrer l’autre. Malgré les apparences, beaucoup souhaitent être rencontrées, aimées, reconnues, comprises mais bien peu désirent tout cela pour l’autre.

Cela crée inévitablement des malentendus : si je m’adresse à l’autre avec gentillesse et que je l’écoute pour qu’il m’aime et reconnaisse ma valeur, en réalité je ne m’intéresse qu’à moi-même et l’autre est en droit de me répondre avec agressivité car la rencontre est faussée. Ces rencontres faussées sont très courantes, voire la norme. Les enfants que l’on considère perturbés dans la relation ne parviennent pas à jouer le jeu de la relation faussée. En cela, ils sont une chance pour nous tous car ils nous contraignent à interroger en permanence la véracité de nos comportements, intentions et manières de communiquer.
C’est cette obligation de remise en question qui me porte à avoir le courage de vous parler d’aimisme. Pour le dire plus simplement, les difficultés des uns et des autres font tomber les masques et donnent l’occasion de voir ce qui se trouve derrière les masques. On se retrouve alors face à une réalité : en-deçà des faux-semblants et des codes sociaux, nous avons tous bien du mal à communiquer, ressentir le besoin de l’autre, le comprendre.

La condition préalable : entendre

Pour capter le message, il faut d’abord entendre. Evidemment, cela n’a rien avoir avec les capacités auditives, on peut avoir deux oreilles parfaitement fonctionnelles et ne rien entendre. Pour pouvoir entendre l’autre, il est d’abord indispensable qu’il n’y ait pas trop de bruit, non pas dans la rue ou dans les lieux qui nous abritent, mais à l’intérieur de nous-même.
Il est rare de rencontrer des personnes qui ont suffisamment de silence à l’intérieur, de place pour entendre l’autre. Les enfants perturbés n’ont pas non plus ce silence, mais ils ne savent pas cacher leur bruit intérieur. Grâce à cela, ils vous renvoient le vôtre et vous incitent à l’interroger car vous vous retrouvez bruit contre bruit, acculés à faire silence.

Comment faire pour créer ce vide nécessaire ? Avant de chercher à accepter l’autre, le rassurer, le soigner, quel qu’il soit, s’accepter, se rassurer, se soigner. Oui, le premier pas n’est pas tourné vers l’autre mais vers soi-même : s’accepter, s’aimer, avec toutes nos limites, insatisfactions, s’aimer complètement tels que nous sommes.
Alors seulement, il est possible de commencer à ouvrir la porte à l’autre. C’est à cette condition seulement que peut commencer un véritable travail d’aimisme qui consiste à se tourner vers l’autre. Explorons plus précisément l’aimisme à partir d’une situation concrète : l’aventure de la pâte à modeler avec J.

Accepter, refuser, susciter

Lorsque j’ai rencontré J., il ne parlait pas, ne regardait pas, tombait, se jetait partout. J’ai d’abord essayé de capter son attention, beaucoup transpiré puis, épuisée, ne sachant plus quoi faire, j’ai ouvert une grosse boîte jaune pleine de pots de pâte à modeler.
C’était à la fois un hasard, un acte désespéré car j’avais essayé beaucoup d’autres choses et le moment juste car nous étions tous les deux suffisamment épuisés pour que nos bruits intérieurs soient moins forts. Il ne cherchait plus à me fuir, je ne cherchais plus à le contenir ni quoi que ce soit d’autre, nous étions ensemble depuis plus de trente minutes, dans l’impossibilité de nous rencontrer mais nous nous étions déjà approchés.
J’ai donc ouvert cette boîte et J. s’est approché. Il a regardé l’intérieur de la boîte, nous avons regardé ensemble dans la même direction, les mêmes objets (la fameuse attention conjointe, pas si facile à faire naître). Quelque chose a commencé. J. a pris un pot de pâte à modeler et l’a jeté, je l’ai rapporté, il l’a jeté à nouveau et je l’ai à nouveau rapporté. Cela s’est répété à de nombreuses reprises et nous étions tous les deux satisfaits car nous acceptions tous les deux ce que l’autre voulait/pouvait proposer.
A un moment donné, j’en ai eu assez : j’ai rapporté le pot puis j’ai dit « Non, en fait ce pot n’est pas fait uniquement pour être jeté, on peut aussi l’ouvrir ». J’ai ouvert le pot, nous avons découvert la pâte à modeler.

A partir de là, pendant des mois, nos rencontres pouvaient se résumer ainsi : J. arrive, jette ses chaussures, court vers la grosse boîte jaune, me tend un pot de pâte à modeler, je l’ouvre, nous regardons, il me le tend à nouveau, je le ferme, il le remet dans la grande boîte et en prend un autre.

A travers ces gestes, ces échanges on ne peut plus répétitifs, nous avons vécu une infinité de situations de dialogue, de découvertes, de sensations, d’émotions d’une finesse indescriptible.

Nous avons ressenti le moment où l’autre accepte de jouer le jeu et y trouve du plaisir, celui où il essaie de retrouver ce même plaisir en poursuivant le jeu mais ça ne marche pas, les « oui » et « non » qui veulent dire « oui » et « non » et ceux qui signifient autre chose, les sourires de satisfaction et les sourires pour obtenir, le moment où l’on sent qu’on abuse de l’autre…
Toutes ces nuances ont agi sur nous comme un processus de purification, comme si l’on nettoyait chacun le bruit intérieur jusqu’à arriver, chacun d’entre nous, à dire à l’autre : « tu es là, je te vois, tu existes, tu as des besoins, moi aussi, nous avons le pouvoir d’accepter et de refuser ».

C’est à ce moment précis que l’aimisme prend tout son sens, bien loin d’être une niaiserie sentimentale, il est un véritable outil, appelez-le thérapeutique si cela vous fait plaisir, pour ma part je le considère comme un outil vital dont nous avons la chance de tous disposer.

L’aimisme, c’est entendre l’autre, percevoir ses besoins, accepter ou refuser d’y répondre et le faire pour susciter son évolution vers davantage de force, d’autonomie.

L’aimisme, nouvelle théorie ou pratique ancestrale ?

Je suis passée par l’exemple d’un enfant autiste sans langage parce que c’est celui dont l’évolution est la plus frappante. C’est un enfant qui m’a amenée à m’interroger de façon extrême, y compris à chercher s’il n’existait pas de méthode/technique miracle à côté de laquelle je serais passée pour l’aider pour finalement me ramener à la base. De par ses difficultés, il m’a permis un grand nettoyage : l’oubli total de la notion d’aide, le retour à soi, le silence, la rencontre, accepter, refuser, susciter… en un mot, même si cela frotte certaines oreilles : aimer.

En fait, ce qui s’est passé là ne concerne pas uniquement les enfants autistes ou à problèmes ou en difficultés, cela est commun à tous les êtres humains. Nous sommes tous empêtrés dans le bruit intérieur, la confusion entre amour, séduction, prise de pouvoir sur l’autre, nous avons tous de réelles difficultés à communiquer avec l’autre. Regardons le monde qui nous entoure, notre famille, quartier, ville, pays, continent, planète. Sommes-nous vraiment plus doués que ces enfants pour nous exprimer et nous comprendre ? C’est à chacun de répondre à cette question.

Ce dont je peux témoigner en tant qu’orthophoniste mais aussi en tant qu’éducatrice et servante du Jeu de Peindre, c’est que quel que soit le contexte, thérapeutique ou non, nous avons un besoin vital de comprendre l’autre et de communiquer avec lui autrement que pour échanger des banalités. Nous passons nos vies à tenter de rencontrer l’autre, qu’on érige des murs pour éviter de voir et d’être vu ou qu’on ouvre grand les portes, tout tourne toujours autour de cette histoire de rapport à l’autre.

Tout est possible et chacun est libre de choisir ce qui lui convient : la guerre, la solitude, le contrôle, les faux-semblants… j’ai la chance de vivre avec beaucoup d’enfants de tous âges qui me laissent entrevoir une autre possibilité : cultiver l’amour.

Comme vous pouvez le constater, je n’ai rien inventé, on raconte qu’un certain autre J. a dit il y a deux mille ans « Aimez-vous les uns les autres » et l’on rapporte aussi que de nombreux autres l’avaient dit dans des langues différentes bien avant lui.
L’aimisme n’est peut-être qu’une vieille pratique ancestrale qui pourrait revenir à la mode, qui sait ?!

 

D’abord, il faut savoir quoi dire.
Après, il faut trouver les mots pour le dire.
Ensuite, il faut ajuster la manière de le dire.
Pour finir il faut le dire.
Virginie Contier (1)

 

 

  1. Virginie Contier, ET PAROLE, 2025, édition limitée à 50 exemplaires, impression risographie La Lanterne []