Dans le milieu des professionnels de l’enfance, depuis plusieurs années la tendance est à prôner le jeu, mais là encore de quoi parle-t-on?
Il s’agit bien souvent d’amener l’enfant vers les apprentissages à travers des situations ludiques, le jeu est une médiation éducative.
En tant qu’orthophoniste, je connais particulièrement ce phénomène concernant la lecture et le déplore pour plusieurs raisons :
– cela sous-entend que l’apprentissage est considéré d’emblée comme non-ludique en tant que tel. Or un enfant auquel la lecture n’est pas présentée comme un apprentissage formel et obligatoire à un âge donné abordera la lecture comme un jeu. Il le fera peut-être à 4 ou 8 ans plutôt qu’à 6 ans et peut-être d’une façon très personnelle et déroutante pour un adulte déjà lecteur mais il apprendra à lire.
– De plus, je n’ai jamais vu aucun enfant apprendre à lire grâce aux nombreux jeux éducatifs ou rééducatifs qui existent, car ceux-ci ne sont finalement qu’un prétexte pour lui enseigner les fameuses règles qui lui permettront de lire.
– Enfin, ces jeux se révèlent souvent bien pauvres par rapport à ceux qu’un enfant invente spontanément lorsqu’il commence à s’intéresser aux lettres et sons.
Il m’arrive encore d’utiliser certains de ces jeux car il est plaisant, lorsqu’on commence à connaître les sons, de jouer à un 7 familles des sons ou à deviner un mot en découvrant ses lettres une à une ; on peut également aimer les mots fléchés ou le scrabble, mais cela n’est jamais une obligation. Évidemment, si l’adulte aime lire, jouer avec les mots et les phrases, écrire, et propose à l’enfant des activités qui font intervenir l’écrit, cela stimule son appétence ; un enfant qui n’a jamais vu ni entendu ses parents lire sera moins attiré par la lecture.
Personne n’a l’idée de dire à un enfant “cette année tu vas apprendre à faire du vélo car c’est très important. D’abord nous allons apprendre à utiliser les pédales, jouons à pédaler sur ce banc équipé de pédales, ensuite tu verras que relié à des roues cela sert à se déplacer…” Personne n’a cette idée car ce serait ridicule et inefficace. Un enfant apprend à faire du vélo parce qu’il voit les autres en faire, cela l’intrigue, les cyclistes passent où ils veulent et vont vite, alors on cherche un vélo à la taille de l’enfant, il monte une première fois, soutenu par l’adulte pour connaître la sensation de rouler, puis cela passera par des périodes, demandera des efforts et prendra peut-être des années avant qu’il ne fasse du vélo tout seul… Et certains enfants seront plus attirés que d’autres par le vélo. Pourquoi serait-ce différent pour la lecture?
Les apprentissages sont le fruit d’un cheminement naturel, le rôle de l’adulte étant de préserver et susciter la curiosité qui existe chez l’enfant. Il ne s’agit pas d’attendre que l’enfant s’intéresse spontanément à quelque chose qu’il n’a jamais vu et dont on ne lui a jamais parlé, mais il ne s’agit pas non plus de le contraindre à suivre un parcours prédéterminé.
Si, sous prétexte qu’une étape n’a pas été franchie ou présente des difficultés pour l’enfant, l’adulte utilise le jeu pour compenser l’effort demandé, cela n’aide pas à franchir l’étape et amène l’enfant à se méfier du jeu car il n’est pas dupe.
Lorsqu’un enfant arrive à La Lisière et qu’il ne veut/peut pas lire et entend cela depuis des mois ou des années, je trouve essentiel, une fois encore, de partir de lui : est-ce qu’il considère cela comme un problème? Si oui, se sent-il prêt à l’affronter?
Sur la base de ses réponses, tout est possible. S’il dit que ce n’est pas un problème, il est le bienvenu car il vient ici pour jouer. Nous allons donc jouer aux dominos, aux légos, à construire, à se déguiser….tôt ou tard la question de la lecture reviendra mais de la part de l’enfant cette fois et entre temps il aura appris que comme tout autre jeu la lecture est quelque chose de sérieux, qui procure du plaisir mais demande de l’organisation, le respect de certaines règles, et que je suis à sa disposition s’il a besoin d’informations qu’il ne peut pas encore trouver seul. S’il considère cela d’emblée comme un problème, je trouve plus honnête de lui dire que nous allons regarder très sérieusement ce qui lui manque pour y arriver et nous entraîner, nous jouerons de toute façon car chercher les manques et trouver des entraînements et un jeu en soi.
Le jeu n’est pas quelque chose d’artificiel, rangé dans une boîte, avec beaucoup de couleurs, un but et quelques règles ; ceci est un type de jeu, le jeu de société, auquel on joue parfois en famille ou entre amis comme on fait beaucoup d’autres choses. Le jeu est une manière permanente d’appréhender la réalité, un regard que l’enfant possède et qu’il s’agit de préserver.